Un beau jour de 1988 John Gauntner a débarqué de Cleveland (Ohio) au Japon pour un voyage d'un an, le premier de sa vie hors des États-Unis. 24 ans plus tard, il est toujours là... pour l'amour du saké.

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Cet Américain pure laine n'aurait pu être qu'un «gaijin» (étranger) de plus parmi la cohorte de ceux qui ont succombé au charme simple de l'Orient compliqué, du Japon en particulier. Il a certes pris femme et racines ici, mais il est surtout devenu le plus grand spécialiste mondial non japonais du saké.

«C'est une passion depuis le début», raconte John à l'AFP, confortablement installé à même le sol dans une petite «nomiya» (littéralement une maison de boisson) de Kamakura, éphémère capitale du Japon parsemée de temples à une heure de Tokyo.

C'est dans cette jolie station balnéaire qu'il vit avec sa femme japonaise et ses deux enfants, à deux pas de la petite île d'Enoshima, le «Mont-Saint-Michel japonais» selon une quinquagénaire du syndicat d'initiative local.

Comme pour beaucoup de jeunes étrangers, la porte d'entrée pour le pays du Soleil Levant fut linguistique. Mais la porte de sortie, un quart de siècle après, John ne l'a toujours pas trouvée. En fait il ne l'a pas vraiment cherchée, même si, dit-il, il sait qu'il retournera un jour au pays. «Je ne veux surtout pas être considéré comme un Japonais».

Physiquement, pas de confusion possible: la démarche est lourde, le cheveu châtain, la silhouette massive. Mais quand il faut s'asseoir en tailleur à même le sol sur un coussin plat dans une izakaya (petit restaurant), il se plie avec une souplesse étonnante. Ce qui s'apparente ensuite à une torture articulaire pour le «gaijin» moyen et se traduit souvent par des contorsions comiques au bout de cinq minutes pour combattre les fourmis, ne le dérange visiblement pas.

Il a toujours en anglais un accent américain à couper au couteau, mais pour commander des sashimis, quelque autre délice et surtout diverses sortes de saké à tester, le japonais coule de source.

C'est au moment où John pensait repartir qu'il est «entré en saké» comme on entre en religion. D'ailleurs ce quinquagénaire, pas bigot pour un sou, aime à parler de lui-même comme d'un «sakevangelist». Ce prêcheur de l'alcool de riz n'a qu'un objectif: «rendre le saké populaire dans le monde entier».

Du coup John reste au Japon, se trouve un nouveau boulot dans une compagnie américaine de semi-conducteurs. Parallèlement la mue s'opère: l'ingénieur en électricité va se consacrer corps et palais au saké, tout lire, tout savoir, tout goûter. «Mais bon, je n'ai qu'un foie et il n'y a que sept jours dans la semaine!». Énorme éclat de rire genre coup de cymbale.

Il enchaîne séminaires et conférences et monte une petite société d'exportation de saké basée dans le quartier branché de Shibuya à Tokyo. Il propose une trentaine de produits de douze brasseries différentes. Parallèlement il commence à écrire des ouvrages sur le saké. Aujourd'hui il en a cinq à son actif.

«C'était super dur au début». Mais John, désormais connu dans le monde très fermé du saké comme «the saké guy», est aussi têtu que ses épaules sont carrées.

Le parcours a été long avant d'obtenir en 2006 le titre de «saké samouraï», accordé par la très respectable Association des brasseurs de saké du Japon en reconnaissance d'une expertise exceptionnelle dans le domaine de cet alcool de riz, de son histoire, ses modes de fabrication.

Et il faut entendre cet homme au sourire blanc carnassier digne d'un télévangéliste analyser un saké, déterminer sa provenance, sa technique de fermentation, le type de riz utilisé, en décortiquer les arômes, évoquer telle ou telle des 200 brasseries qu'il a visitées aux quatre coins de l'archipel et dont il connaît tous les propriétaires par leurs noms.

«Celui-là a un arôme très prononcé de melon, typique du saké utilisant ce genre de levure. Un goût de riz très fort et une acidité prédominante, comme pour bien des ''Junmaishu''», littéralement des «pur riz».

Quand on lui parle de son compatriote Robert Parker, dont le guide annuel des vins et ses terribles notes est autant attendu que redouté, John se démarque tout de suite: «les notes, ça ne m'intéresse pas, et puis je ne peux pas être impartial». Même s'il avoue finalement avoir une tendresse particulière pour le saké de la préfecture de Yobe.

Avant tout il veut «faire vivre» le saké. «Il reste 1300 brasseries. En 1980, il y en avait 2500, 5000 dans les années 1970, environ 10 000 vers 1920!». Deux explications selon lui: la demande a fortement baissé (les jeunes sont passés à autre chose), et les professionnels ne sont pas doués pour le marketing.

Alors deux ou trois fois par an, John va «prêcher» le saké aux É.-U. dans des séminaires «très intenses» de trois jours, à 800 dollars par personne.

Au Japon, il n'avait que trois élèves en 2003, aujourd'hui il affiche complet, à raison de 20 personnes par session. Ses «disciples» sont pour la plupart des professionnels étrangers, dont 80% d'Américains.

Parmi eux, Ben Bell, un tout jeune Américain qui veut produire dans son Arkansas natal: «Un vrai défi de produire et de commercialiser du saké aux États-Unis, mais on a bien rattrapé notre retard dans le vin et la bière par rapport à l'Europe».

«Cela prendra du temps, mais je pense qu'on va y arriver», dit-il.