Elle est désormais servie dans des seaux à champagne, dégustée dans des restaurants étoilés et peut valoir plus de cent euros... Dans le nord de la France, la bière perd son image de «bibine» et possède désormais tous les attributs d'un «vin du Nord», portée par la vogue des artisans-brasseurs.

À la «Laiterie», restaurant étoilé de Lambersart, dans la banlieue chic de Lille, le chef Nicolas Gautier évoque ainsi cette renaissance : «Avec la jeune génération de chefs, on cherche et on fait des découvertes, avec des accords mets-bières sur les entrées, les plats et les desserts». «On la sert dans un verre spécial à dégustation et on travaille le plat selon la bière servie, comme pour un vin», dit-il.

Ce renouveau s'appuie sur celui des petites brasseries. «Il s'en crée quasiment une par mois et depuis deux ans, la dynamique s'amplifie, on en arrive aujourd'hui à une soixantaine», se félicite Gérard Sonnet, secrétaire général du syndicat des brasseurs Nord de France.

Le Nord a toujours été terre de houblon : à la fin du XIXe, sur les 2800 brasseries de France, plus de 1500 se trouvaient dans le Nord, où, selon la légende, chaque église et chaque ferme en cachait une.

Elles ont ensuite décliné sous l'effet des deux guerres mondiales - le cuivre des brasseries étant prisé des militaires - et des concentrations industrielles. En 1950, il en restait 137, puis une vingtaine au milieu des années 1980.

Mais la volonté de «consommer différemment» avec un goût «moins standardisé» et de trouver «un produit du terroir», loin de la bière blonde industrielle, légèrement amère et rafraichissante, autour de 5°C d'alcool, a sonné l'heure du changement, note M. Sonnet.

«Historiquement, ce sont les Américains qui ont relancé les bières artisanales, notamment en Californie dans les années 1990», explique Amaury D'Herbigny, qui a ouvert une micro-brasserie dans une rue du Vieux-Lille aux façades XVIIe siècle.

Avec la France et les États-Unis, l'Écosse et le Danemark sont également en pointe sur ce marché des bières de spécialité. «Des bières qui existaient dans le passé, notamment celles d'abbaye, les IPA (Indian pale Ale, ndlr), les stouts ou celles aux fruits reprennent du galon, mais on a aussi des choses un peu nouvelles, comme celles en fût», relève M. Sonnet.

Bière à 120 euros

Attablé à la terrasse d'un bar affichant «beer fooding» sur le parvis de la cathédrale de Lille, François Devos, «biérologue», colle littéralement son oreille sur le bord d'un verre pour entendre la pétillance d'une «bière noire» et percer la complexité de ce mélange d'eau, de céréales, de levure et de houblon.

«On sent le fruit rouge, le goût est boisé, on sent des copeaux de chêne... Légèrement tannique, un côté astringent qui assèche les gencives... Quelques notes torréfiées... Une belle puissance en céréales... Une poussée en amertume discrète car le corps est puissant», égrène-t-il, au fil du triptyque magique de la dégustation de la bière, à savoir «l'attaque, le corps et l'amertume».

«Maintenant, il y a tout un cérémonial, les brasseurs ont fait un effort aussi sur la verrerie, on est entré dans un processus de dégustation avec des bouteilles parfois sérigraphiées», poursuit M. Devos, qui fait partie de la vingtaine de biérologues exerçant aujourd'hui en France.

«Ce n'est plus à la tireuse! On sert désormais la bière dans un seau à glace, et au fur et à mesure du repas comme pour un champagne», s'exclame de son côté Clément Marot, chef d'une bonne table lilloise.

Conséquence : certaines bières atteignent des sommes vertigineuses, comme une écossaise vendue 120 euros dans le «Beerstro» de Lille, affichant un taux d'alcool de...32°C.

«Il y a une petite compétition mondiale pour afficher la bière la plus forte, la plus amère, la plus aromatique... Il y a des excès, mais ça reste anecdotique», souligne M. Devos.