«À 100 à l'heure» sur une route, il distingue d'un coup d'oeil la feuille du chardonnay de celle du cabernet, jure-t-il. Pierre Galet a passé une vie de 95 ans à recenser et décrire près de 10 000 cépages à travers la planète.

Du Brésil à l'Afghanistan - son triomphe personnel - et du Caucase au Liban, il a arpenté les vignobles, cueillant çà et là une feuille, minutieusement séchée entre les pages d'un journal à l'arrière de sa voiture, ou de son vélo, afin de constituer la seule encyclopédie mondiale des cépages existante à ce jour.

Dans le dédale de son appartement de Montpellier, enfilade de pièces aux bibliothèques asphyxiées par les fiches, monographies, planches, revues, compilations envoyées du monde entier, le pape de l'ampélographie moderne sillonne avec adresse d'une photo à un croquis pour appuyer sa leçon de choses sur la forme des feuilles, leur taille et leur dentelure, couleur, nervure, velue cotonneuse ou duveteuse ou pas du tout...

Le geste est précis, le verbe aussi et les bons mots se bousculent avec les meilleurs souvenirs.

Cette escapade à Kaboul en 1967 via le Casino du Liban, Beyrouth et la plaine de la Bekaa! Il la savoure encore. Voici justement l'herbier afghan: un grand carton à dessin (en réalité, il y en a trois) soigneusement noué sur la tranche, qui renferme les feuilles jaunies, sèches et crissantes comme du papier à cigarette.

Halili de Kaboul

De Mazar-el-Charif et Kunduz, au nord, à Kandahar, la grande ville du sud et Herat, non loin de l'Iran (ouest), il sillonne le pays et ses vignobles de table, vendus séchés et confits comme des bonbons, plus faciles à transporter au fil des caravanes.

Il y décrit les cépages fakhri cha safid ou kalamka safid (blancs) et pushtigaul (rosé), les hakkili siah (noir) et l'halili de Kaboul. Certains ont parfois des synonymes usités chez les voisins, Ouzbékistan, Tadjikistan, Iran. La plupart sont endémiques et uniques: 67 cépages en tout qui gardent une place à part dans son coeur.

Au départ de cette singulière aventure fut la nécessité au sortir de la guerre de «mettre de l'ordre dans le vignoble français», dévasté par le phylloxera au XIXe siècle et replanté dans l'urgence à partir de porte-greffes américains mal identifiés.

«Mais c'est surtout après la guerre de 1914-18 qu'on se lance dans les hybrides. On en plante à chaque attaque de mildiou: résultat, une première enquête en 1929 en recensait environ 10% dans le vignoble français et en 1958, une vigne sur trois était un hybride», se souvient Pierre Galet. «C'était le grand bazar dans les vignes!»

Jeune agronome, oenologue et chimiste, il reconnait avoir à l'époque de ses études «opté pour le vin pour pouvoir voyager, car c'était la seule culture qui le permette».

En 1944, il est recruté par le tout nouveau Service de protection des végétaux, à la section de contrôle des bois et plants de vignes, et commence à mettre au point sa méthode de description et de classification des cépages. À l'époque, les Appellations d'origine contrôlée, les AOC, explosent littéralement et il est devenu indispensable de surmonter les errements de classification.

La feuille d'Adam

«On a commencé de zéro», se souvient-il, avec son compagnon Henri Agnel (un ancêtre du nageur olympique, Yannick Agnel) avec lequel il rédige son premier traité d'ampélographie pratique. Les voilà partis à travers les vignobles de France, fiches et calepins en main, vérifiant sur le terrain l'exactitude des déclarations, cueillant les feuilles dans les domaines les plus prestigieux et relevant çà et là de formidables erreurs.

«On n'était pas toujours les bienvenus!», se souvient-il. Faux riesling, faux chardonnay, il file à travers les rangées de vignes, débusque l'erreur et revient triomphant, feuille en main. C'est ainsi qu'il constitue ses herbiers et des fiches de description précises - le prélude à son encyclopédie.

Après le vignoble français, de nombreux gouvernements et domaines étrangers font appel à lui. Il devient un super-consultant mondial pour une quarantaine de pays dont il étudie avec précision les vignobles, de la Californie à l'Arménie, du Brésil à la Russie, jusqu'en Chine. Il forme aussi de très nombreux jeunes confrères du monde entier qui, des années plus tard, continuent de lui adresser leurs travaux, recensement méticuleux des plus de mille cépages du Caucase, de Grèce ou de Macédoine qui s'empilent dans son bureau et constituent «la plus belle bibliothèque d'ampélographie du monde».

En Corée, au Népal, en Inde ou en Colombie, son traité d'ampélographie fait foi. Mais Pierre Galet note avec malice qu'il reste une grande inconnue: à quel cépage Adam a-t-il emprunté le premier vêtement de l'humanité ?

Le dictionnaire encyclopédique des cépages et de leurs synonymes de Pierre Galet est publié aux éditions Libre & Solidaire.