Le rachat des téléphones de l'équipementier finlandais Nokia par le roi américain du logiciel Microsoft répond à la stratégie gagnante que mènent ses concurrents Apple ou Google qui maîtrisent toute la chaîne, du système d'exploitation (OS) à la construction de l'appareil.

«Ce rachat semble cohérent avec la stratégie dernièrement déployé par Microsoft, (qui reste encore) loin derrière les appareils Apple et Android dans le marché mondial des téléphones intelligents», estime Ishaq Siddiqi, analyste chez ETX Capital.

«Apple a été le premier à remporter le succès en maîtrisant la chaîne de bout en bout, du logiciel au matériel informatique avec l'iPhone», c'est à dire en étant constructeur du terminal et développeur du système d'exploitation (OS) avec l'iOS, explique Mathieu Drida, PDG du site français de comparaison Meilleurmobile.com

Cette convergence entre métiers, à l'origine de l'extraordinaire succès d'Apple, «fait loi sur le marché aujourd'hui», souligne-t-il.

Son intégration verticale a permis à la marque à la pomme «d'avoir un contrôle sur toute la chaîne de valeur et ainsi de se différencier en proposant une expérience utilisateur différente», indique également Basile Carle, expert de l'Institut de l'audiovisuel et des télécoms en Europe (Idate).

«Les codes de l'univers de la mobilité sont radicalement différents de ceux du PC», qui a fait la fortune de Microsoft, analyse pour sa part Virginie Lazès, directrice associée de la banque Bryan Garnier & Co.

«Un PC c'est simple, c'est standardisé. Toute l'intelligence est dans le logiciel. Microsoft a pu devenir un leader mondial en sortant un produit qui convenait à tous les matériels. La téléphonie mobile s'est développée de manière radicalement différente: l'intelligence était dans l'appareil et pas dans le logiciel», explique-t-elle.

«Microsoft avait besoin de se rapprocher du matériel pour pouvoir développer le logiciel qui s'adapte à tous ces téléphones. Cette acquisition est l'aboutissement de ce mouvement pour complètement maîtriser l'ensemble de l'expérience», assure Mme Lazès.

Google, l'autre géant américain de l'internet, a lui aussi fait cette démarche en se portant acquéreur en 2012 de l'Américain Motorola, l'un des pionniers de la téléphonie mobile, qui comme Nokia avait raté le tournant des téléphones multifonctions.

La filiale de Google a depuis annoncé le lancement cet automne du «Moto X» un téléphone sous Android, le système d'exploitation de Google.

Mais pour Mme Lazès, la production de téléphones siglés Google n'est pas une fin en soi pour le géant américain. «Si Android a eu un tel succès, c'est parce que Google s'est énormément appuyé sur le savoir-faire des équipes de Motorola», souligne-t-elle.

Une greffe pas facile à faire prendre

Microsoft travaillait pour sa part déjà avec Nokia, depuis un accord signé en 2011, et le groupe finlandais avait même abandonné son propre système d'exploitation, Symbian, pour adopter celui de Microsoft, Windows Phone, qui équipe désormais tous ses téléphones intelligents. Mais les deux groupes avaient besoin d'aller encore plus loin car même avec cette alliance, l'OS Windows Phone n'a pas réellement réussi à décoller.

«Le marketing et les relations avec les distributeurs étaient contrôlés par Nokia, alors que Microsoft a un vrai savoir-faire en la matière». Si le groupe américain reprend les rênes, «cela augmentera l'impact sur les ventes de leurs produits», souligne Mme Lazès.

Reste un dernier challenge pour le groupe américain, celui de faire prendre la greffe au sein des équipes finlandaises de Nokia.

«Comme pour tout rachat, il faut que l'intégration des salariés et des compétences se fasse bien. Or, chez Nokia il y a une très forte culture d'entreprise européenne et finlandaise. Il y a déjà un certain nombre d'employés de Nokia qui avaient quitté le navire», lors de l'annonce du rapprochement avec Microsoft en 2011, assure M. Carle.

Microsoft doit rattraper son retard dans les contenus

Microsoft, qui fait un pas audacieux en rachetant les téléphones Nokia, doit rattraper son retard dans le nerf de la guerre des appareils mobiles, à savoir les contenus et applications.

«Nous essayons d'accélérer notre part de marché dans les téléphones» et cet accord à 7,2 milliards de dollars «change la donne»  a affirmé lundi Steve Ballmer, le patron du géant des logiciels qui a récemment annoncé qu'il quitterait le groupe dès qu'un successeur serait trouvé.

Nokia, qui vend des téléphones à des prix démarrant à 25 dollars, représente un atout pour pénétrer les marchés en développement, a notamment fait valoir M. Ballmer.

Le marché des smartphones et celui des tablettes électroniques sont désormais critiques car les consommateurs en font de plus en plus le centre de leur vie informatique au détriment des ordinateurs personnels (PC) sur lesquels Microsoft a bâti son succès.

David Cearley, analyste du cabinet de recherche spécialisé Gartner, souligne que ce rachat est une façon pour Microsoft de s'assurer de l'avenir des téléphones Nokia, avec qui le groupe de Seattle a noué un partenariat en 2011 et qui fabrique «80% des téléphones sous système opérationnel Windows».

L'analyste estime que le rapprochement avec le fabricant finlandais va  permettre de «dynamiser l'innovation» chez Microsoft, même si, comme le souligne la banque Barclays dans une note, «on attend encore de voir Microsoft proposer un appareil mobile convaincant qui attire les consommateurs, la tablette Surface en étant le contre-exemple».

La part de marché de la Surface est minime et le manque de succès du produit a amené Microsoft a abaisser fortement son prix de vente, ce qui s'est traduit par une humiliante charge de dépréciation de près d'un milliard de dollars.

«Nokia comme Microsoft ont été lents à comprendre l'importance du marché des smartphones» mais «la course est loin d'être finie», affirme M. Cearley, selon lui le téléphone Lumia Windows de Nokia ou la Surface sont des appareils «solides».

Il constate toutefois que la bataille du marché des appareils mobiles se joue, plus que sur la qualité des téléphones elle-même, sur les contenus.

«C'est celui qui offre la plateforme la plus riche qui gagne», remarque-t-il.

«Le problème de la Surface et de Windows pour mobiles est que tout l'environnement a jusque là été faible», avec trop peu d'applications disponibles notamment, ajoute-t-il.

Microsoft, qui ne représente que 5% du marché des smartphones, vise 15% d'un secteur estimé à 1,7 milliard d'unités. Il doit donc pour cela  «mieux courtiser les développeurs d'applications», au besoin en les payant pour les convaincre de travailler sur l'offre pour son écosystème et non pas seulement sur celui des deux leaders, Apple et Google Android, note M. Cearley.

Jack Gold, analyste de J. Gold Associates, craint pour sa part qu'en intégrant Nokia, Microsoft «ne s'aliène les autres fabricants, non seulement dans les smartphones mais aussi dans les tablettes» électroniques.

Trip Chowdhry, analyste de Global Equities Research, est encore plus catégorique: «les gagnants du marché des smartphones sont déjà déclarés, avec 95% du marché qui va rester aux mains de Google Android et Apple».

Autre retard à rattraper pour Microsoft, dans ce qui était jusqu'à il y a peu une de ses cartes maîtresses: sa suite de logiciels de bureautique Office. «C'est probablement le principal échec de Microsoft dans la mobilité à ce jour: il n'a pas réussi à développer une application d'Office optimisée pour les appareils mobiles», observe M. Cearley.

Maintenant que Nokia est dans le giron de Microsoft, beaucoup d'espoirs se portent sur Stephen Elop, directeur général du fabricant finlandais, un ex-dirigeant de Microsoft qui fait désormais figure de favori pour succéder à M. Ballmer.

«Microsoft va continuer à étudier des candidats extérieurs et intérieurs, Stephen devient donc l'un des candidats internes et c'est lui probablement qui est en tête de la course» conclut David Cearley.