Pris d'assaut par Vincent Bolloré qui grignote son capital, Ubisoft, n°3 mondial des jeux vidéo, mobilise ses salariés et ses admirateurs sur les réseaux sociaux, du jamais vu dans une bataille boursière.

Son sort se jouera jeudi, lors d'une assemblée générale (AG) décisive où le patron de Vivendi, qui détient 22,8% d'Ubisoft, devrait réclamer une place au conseil d'administration. Bolloré rêve d'intégrer Ubisoft pour créer des synergies avec ses filiales médias comme DailyMotion et Universal.

Outre une contre-offensive financière par des rachats d'actions, le groupe et ses fondateurs, les frères Guillemot, ripostent sur internet et les réseaux sociaux. Leur cible: un financier qui, selon le PDG Yves Guillemot, ne «parle pas le même langage» que les créateurs déjantés des «Lapins Crétins» et d'«Assassin's Creed» et qui risque, selon Ubisoft, de faire fuir ses créatifs.

Ce message est largement relayé à la fois par les salariés et l'active communauté des «gamers», et pourrait influencer jusqu'aux fonds américains qui joueront le rôle d'arbitre, selon les experts.

Le groupe assure qu'il a n'a eu qu'à laisser agir ses salariés et ses admirateurs. Depuis quelques semaines, deux salariés ont ainsi créé un site, «WeloveUbisoft», qui a eu un succès massif en interne: plus de 4000 des 10 000 salariés dans le monde y ont déjà mis leur photo, des portraits décalés et festifs.

«C'est la première fois qu'on voit une telle mobilisation interne en ligne pour contrer une OPA», souligne le spécialiste en communication de crise Jean-Christophe Alquier. «Beaucoup des salariés sont des "internet natives", c'est leur environnement naturel. Quand on les voit, on se dit qu'entre Ubisoft et Bolloré, ce sont deux univers et deux générations qui auront du mal à se parler».

Barthès comme exemple

Un blogueur a aussi lancé une pétition en ligne qui a recueilli 3.200 signatures, et des salariés ont fait fabriquer des badges et des T-shirts.

Le hashtag WeAreUbisoft, largement utilisé sur les réseaux, sert de ralliement à tous ceux qui veulent défendre le groupe. Des admirateurs ont même mis en ligne des vidéos sur YouTube.

Les déboires de Vincent Bolloré dans les médias servent également d'arguments au groupe, qui laisse entendre que Vivendi pourrait casser l'esprit Ubisoft comme il a enterré «l'esprit Canal».

Même le changement d'animateur du «Petit Journal» est devenu symbolique: quand Yann Barthès, transfuge de Canal", a fait un tabac pour ses débuts sur TMC, l'un des frères Guillemot, Christian, a tweeté: «Le succès de Quotidien ou l'évidence de la supériorité des talents sur les structures... CQFD Bravo».

«Leur message est: "on n'a rien à faire ensemble", avec comme atout une image négative de Bolloré, celle d'un "raider" gourmand financièrement, qui prend le contrôle et vire tout le monde. Cette image de David contre Goliath est très efficace», estime l'expert en communication Olivier Cimelière, auteur du «Blog du Communicant».

Vivendi reste d'ailleurs prudent et s'est défendu de vouloir lancer une OPA. «La route est longue, nous ne sommes pas pressés, nous voulons être courtois», a indiqué son porte-parole cité dans la presse.

«C'est une stratégie très maline, car Ubisoft évolue sur un secteur ultracommunautaire, celui des "gamers", où il a une excellente image. Cela peut jouer: Bolloré a dû remettre "les Guignols" après une pétition en ligne. Mais le levier le plus puissant est celui des salariés qui affichent leur fidélité à l'entreprise», ajoute M. Cimelière.

«Chez Ubisoft, ses créatifs sont ses actifs. Voir une campagne où 4.000 salariés sur 10.000 se déclarent hostiles à une perte d'indépendance, c'est pour un actionnaire de base un argument qui pèse, car il risque de se retrouver propriétaire d'une entreprise dévitalisée», souligne aussi Jean-Christophe Alquier.

«C'est aussi un argument pour ses clients, qui ont un rapport communautaire aux jeux, et peuvent craindre, si les créatifs partent, de ne plus avoir de créations de même qualité. C'est précisément ce qui s'est passé pour Canal", où l'attachement des abonnés relevait de cet esprit communautaire».

Mardi, Ubisoft s'est même offert une annonce sur Google pour rendre public un plaidoyer de son PDG intitulé «tout savoir sur les enjeux de l'AG».

Les Guillemot, clan breton du jeu vidéo qui résiste à Bolloré

(Lucie GODEAU, PARIS) - Les cinq frères Guillemot, le clan breton qui a fondé il y a trente ans Ubisoft, sont sur le pied de guerre contre l'offensive de Vincent Bolloré, un autre Breton, qui convoite ce fleuron français du jeu vidéo.

L'OPA hostile qui a permis à Vivendi de s'emparer de Gameloft, l'éditeur de jeux sur mobiles fondé par Michel Guillemot et sa montée au capital d'Ubisoft, poids lourd mondial du jeu vidéo dirigé par Yves Guillemot, a sonné l'alarme dans la famille.

Avec Gérard, Claude et Christian, ils forment un clan discret mais très soudé qui apparaissait jusqu'ici comme un roc dans un secteur où beaucoup de studios n'ont pas survécu, comme Infogrames ou Kalisto, et luttent pour préserver leur indépendance face à Bolloré.

Les fils d'Yvette et Marcel Guillemot, négociants agricoles, ont grandi à Carentoir, dans le Morbihan. Après le lycée public de Redon en Ille-et-Vilaine, ils ont tous fait une école de commerce.

Des produits agricoles à l'informatique

L'aventure commence en 1984 quand les aînés Claude et Michel reconvertissent le négoce de produits agricoles des parents dans l'informatique et notamment la distribution de jeux vidéo. Puis se lancent dans la création de jeux pour les premiers Amstrad et Commodore 64 et créent en 1986 Ubisoft.

Avec à sa tête Yves, le groupe connaît grâce à Rayman un succès phénoménal : le bonhomme sans bras ni jambes, créé par Michel Ancel, séduit le monde entier, aidé par la sortie de la toute première PlayStation.

Le Petit Poucet grandit et atteint une envergure mondiale avec plus de 10.000 employés à ce jour et des studios dans une vingtaine de pays, pour un chiffre d'affaires annuel de 1,4 milliard d'euros.

Les frères, qui siègent tous au conseil d'administration, détiennent des parts égales du capital d'Ubisoft, comme des autres sociétés de la famille.

Ils se parlent chaque semaine via des conférences téléphoniques parfois houleuses et se retrouvent régulièrement sur leur voilier amarré à la Trinité-sur-mer.

«Les Guillemot sont un clan de visionnaires discrets». «Ils prennent des risques avec des petites équipes, des projets hors des sentiers battus», observe Laurent Michaud, expert au centre de réflexion Idate.

Mais cette propension à investir dans de nombreux projets pourrait les desservir : elle s'est faite au prix d'un contrôle ténu du capital par les frères, qui ne détiennent que 13% du capital et 19% des droits de vote, contre 23% et 20% pour Bolloré.

Cependant, Ubisoft, entré en Bourse en 1996, a déjà contré en 2004 avec succès une tentative de prise de contrôle hostile par le mastodonte américain Electronics Arts.

À 56 ans, Yves Guillemot, yeux bleus perçants, apparaît comme le stratège du clan.

«Il travaille énormément» et «sa philosophie est de faire les meilleurs jeux du monde» et de créer des licences déclinables sur d'autres supports, cinéma, séries animées... «Il veut faire un Disney européen», souligne Romain Poirot-Lellig, l'un de ses conseillers.

D'un naturel discret, Yves a appris à «faire le show» pour promouvoir les nouveautés d'Ubisoft comme à l'E3, la grand-messe du jeu vidéo qui se tient chaque année à Los Angeles.

Très à l'aise avec Spielberg

Et malgré son accent français, il peut être «très à l'aise avec Steven Spielberg», rapporte Romain Poirot-Lellig.

Si les cinq frères participent à la gestion d'Ubisoft, chacun a ses propres projets.

Le technophile Michel a été la première victime de Vivendi, après avoir perdu en juin son «bébé» Gameloft, éditeur de jeux pour mobiles, à la suite d'une OPA menée tambour battant.

Homme de réseau de la fratrie, Claude a été de 2009 à 2015 président du Club des Trente, un club d'entrepreneurs bretons... auquel a appartenu Vincent Bolloré. Il est aussi PDG de Guillemot Corporation, spécialisée dans les équipements et les accessoires pour PC, mobile et consoles.

Christian, qui milite pour une plus grande autonomie de la Bretagne, est le PDG de la société rennaise Advanced Mobile Applications (AMA) qui met au point des solutions pour lunettes connectées.

Le plus américain, Gérard, est le PDG de Longtail Studios. Après avoir piloté le développement d'Ubisoft en Amérique du Nord, il dirige Ubisoft Motion Pictures, le studio de cinéma d'Ubisoft.

AFP

L'OPA hostile qui a permis à Vivendi de s'emparer de Gameloft, l'éditeur de jeux sur mobiles fondé par Michel Guillemot et sa montée au capital d'Ubisoft, poids lourd mondial du jeu vidéo dirigé par Yves Guillemot (photo), a sonné l'alarme dans la famille.

Vincent Bolloré, spécialiste des raids audacieux

(Erwan LUCAS, PARIS) - Vincent Bolloré, sous des airs affables, a bâti au prix de raids audacieux un empire allant de la logistique aux médias et a désormais dans son viseur l'éditeur de jeux vidéo Ubisoft.

L'homme d'affaires breton de 64 ans a d'abord redressé le groupe familial, fondé en 1822 et spécialisé dans le papier bible et le papier à rouler OCB, en le réorientant vers les films en plastique pour en faire Bolloré Technologies. Sont ensuite venus les transports et la logistique pétrolière et portuaire.

Sa première incursion dans les médias a été sa tentative de prise de contrôle du groupe Bouygues, propriétaire de TF1, en 1997, via un raid qui a durablement laissé des traces entre lui et Martin Bouygues.

Une opération qui a renforcé dans le milieu des affaires français sa réputation de «smiling killer», le tueur au sourire, tant son attitude affable et souriante, sous un bronzage et un brushing impeccables, peuvent cacher des méthodes parfois brutales.

La «méthode Bolloré» ou «bollorisation» est d'ailleurs désormais bien connue: elle consiste en une entrée discrète au capital d'un groupe avant d'en devenir le premier actionnaire puis d'en prendre le contrôle en réclamant des sièges au conseil d'administration.

Une technique qui lui a déjà permis de rafler plusieurs groupes, comme Havas (publicité-communication) en 2005, dont il possède désormais 60% du capital, ou Vivendi (médias) en 2014, où il détient quelque 15% des titres.

Il s'est en revanche cassé les dents sur Aegis. Entré au capital du groupe de publicité britannique en 2005, il essaiera pendant plusieurs années d'entrer au conseil d'administration avant de jeter l'éponge en 2012, avec une belle plus-value de 450 millions d'euros, lors de sa cession au japonais Dentsu.

En octobre 2015, il lance une double offensive via Vivendi sur les deux éditeurs de jeux vidéo fondés par les frères Guillemot, Ubisoft et Gameloft, attiré par des synergies possibles avec les différentes activités de Canal+.

Si le sort de Gameloft a été vite réglé après une OPA hostile, qui a permis à Vivendi de s'emparer de l'éditeur de jeux mobiles en juin, Ubisoft, avec une capitalisation de plus de 3,7 milliards d'euros pourrait s'avérer une cible plus difficile.

Cette prise en main d'entreprises s'accompagne en général de l'installation d'hommes de confiance aux commandes, à l'image de Havas, dirigé par son fils cadet, Yannick Bolloré, depuis 2013.

À l'assaut de l'Afrique

Son arrivée à la tête de Vivendi, où M. Bolloré est officiellement président du conseil de surveillance, n'est pas passée inaperçue, en particulier du fait de la mise au pas rapide de Canal".

Bertrand Méheut, qui dirigeait la chaîne cryptée depuis 13 ans, a été écarté ainsi que son numéro deux Rodolphe Belmer, tandis qu'une véritable purge a abouti au remplacement des principaux responsables du groupe.

Fin mars, cela a été au tour de Telecom Italia de vivre une situation un peu similaire, avec la désignation par son conseil d'administration de Flavio Cattaneo, en lieu et place du précédent patron Marco Patuano, en conflit avec Vivendi depuis plusieurs mois et démissionnaire.

Vincent Bolloré est également adepte des paris technologiques, à l'image de Blue Solutions, la filiale électrique du groupe Bolloré qu'il aime mettre en avant: installée à Quimper (Finistère), elle développe des batteries utilisées dans les véhicules électriques BueCar, connues à Paris sous l'appellation Autolib', ainsi que les BlueBus et BlueTram, qui pourraient prochainement sillonner la capitale.

Il cultive en revanche la plus grande discrétion sur ses activités en Afrique, longtemps l'un des relais de croissance les plus importants du groupe même si elles pâtissent actuellement de la chute des prix des matières premières. Propriétaire de plantations d'hévéas, numéro un de la logistique, il y contrôle des ports comme Abidjan (Côte d'Ivoire), Conakry (Guinée) ou Misrata (Libye).

Et son prochain projet s'annonce pharaonique: la construction d'une «boucle» ferroviaire longue de 2.700 km devant relier cinq pays d'Afrique de l'Ouest: la Côte d'Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le Bénin et le Togo.

Il sait en outre cultiver ses connexions avec les décideurs politiques, de gauche comme de droite en France, tout comme sa proximité avec nombre de chefs d'État africains, une habileté que ne manquent pas de critiquer ses détracteurs.

REUTERS

L'homme d'affaires breton de 64 ans, Vincent Bolloré.