Une prostituée qui avait été kidnappée par un groupe d'hommes a été égorgée sous les yeux d'un jeune homme qui n'a rien pu faire pour la sauver. Le sang de la jeune femme à moitié dévêtue a giclé au passage de la lame du couteau. Son bourreau l'a ensuite jetée au sol, comme un vulgaire sac-poubelle.

Le jeune homme qui a assisté à la scène est demeuré impuissant. Effectivement, le jeu vidéo ne permettait pas à son personnage d'intervenir dans cette animation.

Ce n'est là qu'un des nombreux exemples cités dans la vidéo de la blogueuse Anita Sarkeesian mise en ligne sur son site Feminist Frequency le 25 août. Son analyse de la représentation de la femme dans les jeux vidéo s'est attiré son lot de critiques. La jeune femme a même reçu des menaces de mort et de viol, la semaine dernière.

Dans cette vidéo, Anita explique comment les femmes sont représentées en victimes, en danseuses ou en prostituées et font partie du décor uniquement pour conférer un petit côté sombre (edgy) au jeu.

«Même si le jeu se déroule dans un univers fantastique ou de science-fiction [la misogynie et l'exploitation sexuelle] sont si normalisées que lorsque ces aspects sont critiqués, la réponse la plus courante est que si l'histoire n'incluait pas l'exploitation des femmes, l'univers du jeu ne serait pas réaliste ou historiquement exact», affirme Sarkeesian dans sa vidéo. Pourtant, elle souligne que personne ne s'inquiète du réalisme lorsqu'il est question d'ogre, de dragons ou de magicien.

«On ne se montre pas sceptique lorsqu'il est question de vies multiples ou de super pouvoirs ou d'armes transportées dans un sac à dos invisible. Mais étrangement, l'idée d'un univers sans violence sexuelle ou exploitation est perçue comme étant trop étrange pour être crédible?», s'indigne la blogueuse.

Stéphanie Harvey, conceptrice de jeu vidéo chez Ubisoft et championne mondiale de jeu vidéo, croit que chaque jeu possède un univers cohérent qui lui est propre. «Mais le problème que je vois est que tous ces univers sont semblables dans leur représentation de ce que la femme devrait être», dit-elle.

Les personnages masculins

Plusieurs joueuses et joueurs interrogés par La Presse ont toutefois insisté sur le fait que les personnages masculins sont à leur tour stéréotypés. «On s'inspire beaucoup des traits des acteurs populaires et on crée un personnage à partir de ça», explique Nicolas Painchaud, qui travaille en création d'environnement chez Warner. Inutile de dire que les Brad Pitt inspirent davantage de créateurs que les Mr Bean.

Selon Nicolas, les personnages féminins sexy visent surtout à attirer une clientèle masculine dans la vingtaine. «En ce moment, on travaille sur un jeu avec une femme superhéros et on sait qu'il faut la faire "slim" avec de gros seins, sinon ça ne vendra pas», illustre-t-il.

Et pourtant, selon les récentes données de l'Entertainment Software Association, 48% des joueurs sont des femmes.

«Des recherches ont démontré qu'avec des personnages féminins principaux, le jeu se vendait moins. Mais est-ce que le jeu était moins bien? C'est difficile à dire», ajoute Stéphanie Harvey.

Outre les stéréotypes dans les représentations de la femme des jeux vidéo, Anita Sarkeesian critique également le peu de personnages féminins dits jouables.

Ubisoft s'est d'ailleurs retrouvé au coeur d'une polémique cet été lorsqu'il a présenté Assassin's Creed Unity à l'E3 2014, en juin. Pour expliquer pourquoi le jeu n'incluait aucun personnage féminin, le directeur technique James Therien a affirmé que cela aurait doublé la charge de travail.

Un mois plus tard, Ubisoft a finalement présenté un personnage féminin (qui était prévu, le plan de communication souhaitait toutefois l'annoncer un peu plus tard), mais le mal était fait.

À l'aube d'un changement

Et pourtant, les choses commencent à évoluer dans cette industrie.

«Plus les femmes prennent leur place dans l'industrie du jeu vidéo, plus l'offre sera diversifiée», croit la conceptrice Stéphanie Harvey. D'ailleurs, elle travaille en ce moment à la création d'un jeu (qu'elle ne peut nommer) avec une écrivaine et une conceptrice visuelle. Et ce ne sera pas «un jeu de fille», précise-t-elle.

Noémie, une joueuse régulièrement appelée par Ubisoft pour tester ses jeux avant leur sortie, a constaté une évolution depuis quelques années dans le contenu. Elle cite en exemple le personnage Lara Croft. «Dans les deux derniers jeux, elle est moins sexy et elle porte des pantalons cargo. Elle est en camisole, mais elle est dans la jungle, on ne va pas lui demander de porter un collet roulé non plus!», dit-elle.

Elle ajoute qu'elle est invitée à tester les jeux d'Ubisoft non pas en tant que femme, mais en tant que joueuse «hardcore». «On ne m'invite pas pour tester des jeux de Pony», souligne-t-elle.

Et puis, au printemps dernier, Anita Sarkeesian a remporté le prix Ambassadeur au Game Developer Choice Award, qui est remis à une personne qui fait avancer l'industrie du jeu vidéo.

Beaucoup de remises en question

Yanick Roy, directeur général du studio Bioware Montréal, filiale d'Electronic Arts, affirme que les critiques comme celle d'Anita Sarkeesian suscitent de nombreuses discussions dans l'industrie.

«On ne le voit pas immédiatement parce que les temps de développement sont longs, mais je crois que d'ici un an ou deux, l'impact sera visible. Il y a beaucoup de remises en question», dit-il.

La série Mass Effect de Bioware offre déjà depuis ses débuts la possibilité de choisir d'utiliser des personnages féminins. Yanick Roy croit que l'industrie sera forcée de s'ajuster éventuellement, si ce n'est pas par conscience sociale, ce sera le portefeuille qui finira par convaincre.

«Le segment féminin est devenu très important dans le marché et de l'ignorer, c'est être myope. À partir du moment où il peut y avoir des impacts financiers, ça va chercher d'autres secteurs de l'entreprise qui étaient peut-être plus rébarbatifs.»

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75

Les jeux vidéo qui ne proposent que des personnages masculins se vendent 75 fois mieux que ceux proposant uniquement des personnages féminins, selon le site The Penny Arcade Report.