Entrevue avec Katherine Isbister, professeure de design de jeux vidéo à New York.

Entrevue avec Katherine Isbister, professeure de design de jeux vidéo à New York.

Les personnages que l'on croise dans les jeux vidéo n'existent pas dans la réalité. Mais ça ne devrait pas les empêcher de faire un effort pour être plus attrayants, selon Katherine Isbister, qui enseigne aux futurs concepteurs de jeux à l'Institut polytechnique de Rensselaer, à New York.

Mme Isbister est déçue de la paresse de certains éditeurs de jeux, qui ne se rendent pas compte, selon elle, de la puissance du médium qu'ils ont entre les mains.

Elle a donc écrit un livre, Better Game Characters by Design (éd. Morgan Kaufmann), où elle explique comment créer des personnages plus attachants, avec diverses approches tirées de la psychologie. On l'a rencontrée, à Montréal, où elle donnait une conférence aux concepteurs d'ici.

Les jeux vidéo, c'est pas un truc d'ados, ça?

Les adultes qui pensent que les jeux sont pour les ados ne connaissent pas bien ce dont ils parlent. Les éditeurs ont tendance à entretenir cette idée parce que les jeunes sont une cible plus intéressante du point de vue marketing. Mais aujourd'hui, même le New York Times publie des critiques de jeux vidéo, et les amateurs de galeries d'art s'intéressent aux jeux. Malheureusement, les adultes n'ont pas autant de facilité que les plus jeunes à développer les compétences requises.

Qu'est-ce qui vous dérange dans les jeux qu'on trouve aujourd'hui en magasin?

Les technologies existantes pourraient servir à créer des jeux plus riches en émotions. Mais les concepteurs se soucient surtout de reproduire le mieux possible des explosions ou des membres déchiquetés. Par exemple, une nouvelle méthode d'animation, le rag doll physics, permet de donner des mouvements non scriptés, qui ne sont jamais les mêmes, aux personnages que le joueur croise dans un jeu. Si je tue quelqu'un, au lieu de le voir tomber d'une façon choisie à l'avance par le concepteur, sa chute dépendra de sa position et de l'environnement. Le même outil ne pourrait-il pas être utilisé pour ajouter de la profondeur à l'action du jeu? Dans un jeu de tir par exemple, on pourrait recréer des émotions comme la peur de la mort, l'anxiété du danger, etc. Même dans un scénario axé purement sur la violence, il y a de la place pour apporter davantage d'émotions, comme dans les grands films de guerre. Pour le moment, on a plutôt l'impression de tirer sur des soldats de plomb animés. Il faudrait juste que les concepteurs aient l'envie de le faire, et qu'ils aient la vision pour le faire.

On dit que beaucoup de scénarios de jeux sont écrits à la dernière minute. Est-ce vrai?

Oui. La plupart du temps, les jeux sont créés à partir d'un concept qui décrit le type d'interactivité recherché. C'est pendant la production du jeu que les détails vont s'ajouter, avec les ressorts de l'histoire et sa fin. Heureusement, de temps à autre, un concepteur se distingue par sa vision qu'il impose, à la manière d'un réalisateur de cinéma. On peut penser à Hideo Kojima qui a créé une histoire très complexe pour Metal Gear Solid, ou encore les concepteurs de la série Splinter Cell.

Donc, les jeux ont besoin de Spielberg et de Tarantino.

Oui, mais ce n'est pas seulement le créateur principal du jeu qui doit avoir de la vision. Tous les créateurs, jusque dans le fond des tranchées des studios de développement, doivent ressentir les personnages dès le début du processus. Quelle que soit la position d'un créateur dans l'échelle hiérarchique, il peut changer les choses. C'est d'ailleurs à eux que s'adresse mon livre.

Le jeu le plus vendu de l'année, Grand Theft Auto, a-t-il ce que vous appelez une vision - à part de nous laisser écraser des piétons et battre des prostituées?

Grand Theft Auto (GTA) provoque énormément de réactions à cause de sa violence. Mais ce qui choque le plus les gens, c'est le réalisme de cette violence. Quand je joue à GTA, je me sens vraiment immergée dans l'univers du jeu; je peux choisir les actions que j'effectue, et en assumer les conséquences. Les créateurs de GTA ont entre leurs mains une structure de jeu très efficace. Ils ont choisi de s'en servir pour mettre en scène la violence du monde interlope, mais ils auraient pu choisir d'autres scénarios. GTA installe aussi une connexion émotionnelle avec le joueur, en reprenant les thèmes des films de gangsters: la fraternité, le sens de l'honneur, la camaraderie.

L'industrie du jeu vidéo devient-elle plus créative?

En ce moment, on se prépare à une nouvelle génération de consoles de jeu (la Xbox360 de Microsoft, la Playstation 3 de Sony et la Revolution de Nintendo). Comme elles seront plus puissantes, chaque jeu coûtera d'autant plus cher à produire, et ça deviendra difficile de prendre des risques créatifs. Mais en parallèle avec ce marché de masse, on voit une nouvelle vague de jeux plus légers, destinés aux consoles portatives ou au Web. Selon moi, beaucoup de nouvelles idées vont venir des concepteurs amateurs, qui ont maintenant les outils pour créer des jeux simples avec peu d'argent. Par exemple, la plupart de mes étudiants ont déjà créé des

petits jeux en Flash ou des modifications de jeux pour PC, avant même d'entrer à l'université. Pendant que l'industrie du jeu rationalise ses coûts, on voit apparaître de plus en plus de concepteurs amateurs. Le même phénomène existe dans la musique ou le cinéma. Le réalisateur de Sin City, Robert Rodriguez, a lui-même créé son premier film commercial (El Mariachi) tout seul, pendant ses études.

À force de s'améliorer, les jeux deviendront-ils une vraie forme d'art?

La nouvelle génération de joueurs n'en doute pas une seconde. Les plus jeunes développent davantage de sens critique envers les jeux. Ils apportent un nouveau regard sur leurs capacités technologiques, mais aussi leurs aspects artistique et humain. Comme l'a dit Neil Young, un des dirigeants d'Electronic Arts, il reste aux concepteurs à définir le langage narratif de ce nouveau médium, qui se cherche encore. Ce n'est pas une question d'argent qu'on a ou qu'on n'a pas: il faut juste faire les bons choix créatifs.

Donc, le meilleur des jeux reste à venir?

Absolument. Quand j'ai été engagée pour enseigner la conception de jeux à l'université, le doyen m'a dit: " Est-ce que les jeux valent vraiment la peine qu'on les étudie? " C'est un homme assez âgé, très érudit en littérature; alors je lui ai répondu qu'il y a 150 ans, on aurait pu demander la même chose au sujet de Charles Dickens, qui était vu comme un écrivain vulgaire. Les jeux ne sont pas populaires parce qu'ils sont vulgaires. Ils sont populaires parce qu'ils sont extrêmement puissants.