La Turquie s'apprête à adopter une série de mesures destinées à renforcer le contrôle de l'État sur l'internet, qui suscitent beaucoup d'inquiétudes pour la liberté d'expression, à l'heure où son gouvernement se débat en plein scandale politico-financier.

Dès mercredi, le Parlement turc doit examiner en séance plénière une série de dispositions concernant la régulation du web, inclus dans un projet de loi fourre-tout déjà adopté en commission. Le parti du premier ministre Recep Tayyip Erdogan y disposant de la majorité absolue, l'issue du débat fait peu de doutes.

Entre autres mesures controversées, ce texte autorise l'autorité administrative de régulation des télécommunications (TIB) à obtenir des fournisseurs d'accès et des hébergeurs de sites toute information qu'elle jugera utile sur les activités des internautes.

Mieux, le directeur de cette instance pourra bloquer, en urgence et sans décision de justice, n'importe quel site coupable d'une «atteinte à la vie privée», publiant des  contenus jugés «discriminatoires ou insultants» ou, simplement, pour protéger la famille et l'enfance.

Depuis un mois, ces amendements à la loi sur internet votée en 2007 suscitent une levée de boucliers générale. L'opposition turque, la société civile et les ONG de défense de la presse ont toutes dénoncé un pas de plus sur la voie de la «censure».

Ce texte «ne vise qu'à renforcer la cybercensure, le contrôle gouvernemental d'internet et la surveillance des citoyens», a déploré Reporters sans frontière (RSF). «Il pourrait affecter le classement démocratique de la Turquie», s'est inquiété le président de l'association des barreaux du pays, Me Metin Feyzioglu.

L'Union européenne (UE), le département d'État américain ou le Conseil de l'Europe ont eux aussi exprimé leurs craintes. Jusqu'ici en vain.

Le gouvernement islamo-conservateur turc, qui règne sans partage sur le pays depuis 2002, a balayé toutes les craintes d'un revers de main. «Il n'y a pas de censure sur internet», s'est agacé lundi le vice-premier ministre Bülent Arinç, «nous sommes bien plus libres que beaucoup d'autres pays et nous respectons la liberté de la presse».

Voire. Car le passif de la Turquie en matière de censure est déjà lourd. De 2008 à 2010, la plateforme de distribution de vidéo YouTube y a été interdite pour avoir diffusé des images montrant des partisans de football grecs se moquant des Turcs.

«État orwellien»

Le Comité de protection des journalistes (CPJ) la considère comme la plus grande prison au monde pour les médias, devant la Chine. Et le géant Google a récemment classé Ankara, avec Pékin encore, au premier rang des censeurs du web avec une hausse de 966% du nombre de demandes de retraits d'informations sur les six derniers mois...

Et la fronde antigouvernementale de juin 2013 n'a pas arrangé le bilan, au contraire. Au pire de la crise, M. Erdogan lui-même a qualifié le réseau Twitter, principal moyen de communication des manifestants, de «fauteur de troubles».

Dans ce climat, le nouveau texte n'a surpris personne. «C'est un nouveau pas vers la création d'un État orwellien», juge Yaman Akdeniz, professeur de droit à l'université privée Bilgi d'Istanbul, «la Turquie avance vers la surveillance de masse de tous les internautes».

«Il n'y a pas de problème avec le cadre légal», estime, plus mesuré, un diplomate occidental, «ce qui importe, c'est la façon dont la loi sera appliquée».

Alors que le gouvernement turc est secoué depuis plus d'un mois par un scandale de corruption sans précédent, un épisode récent en a donné un aperçu éclairant.

Le TIB a ordonné la semaine dernière à un député de l'opposition, et dans la foulée à plusieurs médias, de retirer de leur site internet le texte d'une question au Parlement dans laquelle il mettait en cause, sur la foi d'écoutes téléphoniques, l'intervention personnelle du premier ministre dans le rachat de médias «amis».

Outré, l'élu du Parti républicain du peuple (CHP), Umut Oran, a refusé. «Sur ordre du premier ministre, le TIB va nettoyer les motions évoquant la corruption du site du Parlement ?», s'est-il insurgé, «jamais nous n'accepterons cette censure imposée au Parlement, émanation de la volonté populaire».

L'autorité de régulation a convenu qu'elle avait commis une «erreur», mais le mal est fait. «Ces mesures n'empêcheront pas la publication sur internet de documents de type Wikileaks», veut croire M. Akdeniz, «mais il est très inquiétant que de telles mesures aussi antidémocratiques puissent être adoptées dans une société démocratique».