Et si on tapait sur des casseroles, comme le faisaient les Chiliens pour manifester dans le temps de Pinochet? C'est l'idée qu'a eue un professeur de cégep, à Montréal, la semaine dernière, choqué d'entendre les parlementaires débattre de la loi 78. Une semaine plus tard, les casseroles résonnaient partout au Québec. Entre les deux: une simple page Facebook.

Jamais les médias sociaux n'ont été aussi importants dans un conflit social au Québec, avec toute leur puissance démocratique, amplificatrice et déformante qu'on leur connaît.

François-Olivier Chené, le professeur de politique du Cégep de Saint-Hyacinthe qui lancé la page Facebook Nos casseroles contre la loi spéciale, a lu son nom dans tous les médias, jeudi matin. La veille, son initiative avait pris une ampleur considérable en gagnant Québec et plusieurs quartiers de Montréal. L'idée vient des Chiliens du temps de la dictature, qui utilisaient les concerts de casseroles pour protester, alors que le droit de manifester n'existait pratiquement pas. Rien de comparable au Québec, dit-il, n'empêche que le «démocrate» voie dans la loi 78 des éléments «dérangeants». Son idée à la base était de «manifester contre, tout en la respectant», c'est-à-dire de faire du bruit chacun sur son balcon pendant 15 minutes chaque jour. Sauf que les concerts se sont déplacés dans les rues et durent désormais des heures.

«Si j'avais eu à distribuer des petits papiers un peu partout, on n'aurait pas été 1000 le premier soir! [Donc] c'est sûr que sans médias sociaux, ce mouvement-là n'aurait pas pu être aussi grand en aussi peu de temps», concède le professeur.

«C'est un nouvel outil de communication, une façon de communiquer et surtout de mobiliser très rapidement», expose Francine Charest, directrice de l'Observatoire des médias sociaux en relations publiques de l'Université Laval. «On peut rejoindre un nombre impressionnant de gens de façon instantanée.» L'exemple le plus proche en matière d'instantanéité, poursuit-elle, pourrait être l'utilisation de la radio pendant la crise d'Octobre.

Le dialogue de sourds

Il y a toutefois une autre dimension des médias sociaux qui agace Mme Charest dans la crise actuelle. Les amis qui se tiraillent constamment sur Facebook, les manifestations en direct sur Twitter et sur les chaînes d'informations continues, les vidéos et les directs de la télé de l'Université Concordia et les railleries que se balancent les carrés rouges, verts, blancs, noirs et autres dans le tout cyberespace donnent beaucoup de place aux extrêmes et au spectaculaire. Bref, un grand «dialogue de sourds» mis en exergue, une grande quantité d'informations et d'émotions présentées alors «qu'on n'a pas ce temps d'analyse, de nuance, que le temps permet parfois de rationaliser», explique la professeure.

«C'est supposé être un outil de partage, de conversation, alors qu'on sent que, de part et d'autre, on s'en sert comme un outil de diffusion d'un point de vue qui semble très arrêté et comme un outil de défoulement, déplore Mme Charest. C'est très émotif, ce qu'on vit. C'est même très irrespectueux par moments. Mais ce n'est pas parce qu'on dispose d'un crayon qu'on peut l'utiliser n'importe comment.»

Le miroir grossissant et déformant des médias sociaux amplifie également le côté spectaculaire des manifestations quotidiennes. «Aujourd'hui, on peut observer la société du spectacle en direct, de façon continue, décrit Mme Charest. Avant, les gens qui faisaient une manifestation, aussitôt les caméras reparties, les gens retournaient chez eux. Aujourd'hui, ils restent parce que les médias sociaux et même les médias traditionnels restent. On dirait qu'il n'y a plus de fin. Le spectacle n'a plus d'heure de tombée.»

Le conflit étudiant occupe un vaste espace médiatique

Chez Influence Communication, une entreprise qui collige des statistiques sur la couverture médiatique, Jean-François Dumas voit aussi les médias sociaux comme un «amplificateur et un multiplicateur de phénomènes. Comme un perron d'église moderne». À un point tel, avance-t-il, que «le poids de la nouvelle [dans un média traditionnel] peut être multiplié jusque par 19 quand les médias sociaux s'en emparent». Le conflit étudiant, selon ses chiffres, est le quatrième événement en importance couvert par les médias québécois depuis 2001, après le tremblement de terre en Haïti, les attentats du World Trade Center et l'élection de Barack Obama. Et sa part dans l'espace médiatique augmente encore d'une semaine à l'autre, précise M. Dumas. Les thèmes abordés, par contre, ont changé. Le fond du débat, les droits de scolarité, n'occupent plus que 4% de la couverture du conflit, alors que 90% va à la loi spéciale et à la violence, regrette-t-il.

Si le conflit social devient fait divers ou objet de dispute sans fin dans les médias sociaux, il faudra chercher les responsables ailleurs qu'à la Coalition large de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante, répond Julien Royal, responsable de l'animation des réseaux sociaux pour l'association. «On n'est pas blancs comme neige, bien sûr que, des fois, on hausse le ton, mais on est plus calmes et plus respectueux que beaucoup d'autres dans le débat», dit-il, ajoutant que son groupe fait «du bon travail pour éviter les dérapages» et pour recentrer le débat autant que possible.

Évidemment, au début du conflit, les interventions des associations dans les médias sociaux étaient plus posées, plus informatives et davantage axées sur le nerf de la guerre, les droits de scolarité. Mais «il n'y avait pas non plus d'arrestations massives», pointe-t-il. «On est rendus dans une situation particulière, [...] on vit une crise politique intense. [...] Et si le ton monte à l'Assemblée nationale, si le ton monte dans la rue, il va monter sur les réseaux sociaux», soulève M. Royal.

Pour suivre le conflit sur Twitter: #ggi (grève générale illimitée), #loi78, #manifencours, #casserolesencours, @mesrq (Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec).