Qui êtes-vous, vraiment, sur internet? Avez-vous le même nom? Regardez-vous les mêmes émissions de télé? Parlez-vous aux mêmes personnes? Non? Alors, vous êtes peut-être un criminel. Aussi absurde que ça puisse paraître, les gouvernements nord-américains auront bientôt les moyens de le prouver.

Au Canada, le projet de loi omnibus visant à redéfinir la criminalité inclut quelques mesures qui faciliteront l'interception des communications internet que font les citoyens ordinaires. Éplucher courriels, textos et autres conversations sur les réseaux sociaux ne demandera plus de mandat de la cour.

En même temps, des pressions faites sur le Canada par les studios cinématographiques portent leurs fruits: les fournisseurs de services internet devront leur fournir le nom de clients utilisant certaines adresses internet précises. Les studios soupçonnent ces adresses d'avoir servi à télécharger un de leurs produits, à partir de protocoles internet comme Bittorrent, et comptent bien poursuivre leurs propriétaires.

Pourtant, les experts en informatique vous le diront: rien ne garantit que c'est ce client qui a réellement téléchargé le fichier en cause. Ça peut être un autre membre de la famille, voire un voisin ou un bidouilleur capable d'intercepter les ondes Wi-Fi (ce qui n'est pas toujours très difficile).

Aux États-Unis, ça a failli aller beaucoup plus loin: une loi portant sur l'utilisation abusive des ordinateurs actuellement étudiée par le Sénat proposait de rendre illégale l'utilisation d'un prête-nom sur des sites comme Facebook, MySpace et ainsi de suite. Il aura fallu l'intervention hautement médiatisée d'un professeur en droit pour qu'un amendement soit apporté, à la fin de la semaine dernière, afin de corriger le tir.

Sans cet amendement, un parent surveillant la communication de son ado de fils sur Twitter aurait pu être considéré comme un criminel; ce même ado, en prétendant avoir 18 ans pour télécharger une application quelconque sur son iPod, l'aurait été tout autant.

Visa le noir, tua le blanc

À la base, ces mesures sont louables. Elles visent à éradiquer des phénomènes graves: pédophilie, intimidation, fraude. Sauf qu'en étant trop générales, elles manquent la cible, constate Vincent Gautrais, de la chaire en droit de la sécurité et des affaires électroniques, à l'Université de Montréal. «Il y a un délire autour de l'internet ces jours-ci: on voit un ordinateur et on pense immédiatement risque et danger. Ce que ça risque de faire, c'est de criminaliser certains comportements qui sont complètement anodins.»

Avec un collègue criminaliste, M. Gautrais étudie présentement le lien entre internet et criminalité. Le constat: il est souvent impossible de prouver que le premier cause le second. En insistant là-dessus à travers des projets de loi, le gouvernement met donc trop d'insistance sur un problème qui, en fin de compte, n'en est pas un, résume le professeur universitaire.

Autrement dit, on criminalise tout l'internet, oubliant que les actes criminels visés, eux, ont également lieu sur la rue, dans la cour d'école, etc. Et qu'arrive-t-il quand une technologie est ciblée de la sorte? Il en naît une autre: Napster, Bittorrent, Usenet. «C'est un voeu pieux de croire que le droit peut contrôler la technologie», conclut M. Gautrais.

Ça n'empêchera pas Big Brother d'essayer...

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