La plupart des internautes dormaient à poings fermés au petit matin, mardi, quand un court texte annonçant la mort de Jean Charest est apparu sur le site internet du Devoir. Une crise cardiaque, précisait-on.

«Le Centre hospitalier de l'Université de Montréal a confirmé dans la nuit de mardi que le premier ministre Jean Charest fut admis à l'urgence du centre hospitalier. Victime d'un malaise cardiaque, son décès a été constaté quelques minutes plus tard», pouvait-on lire sous la plume d'une journaliste du quotidien.

Les réseaux sociaux, eux, ne dormaient pas et l'information a rapidement été relayée, puis démentie. Le Devoir avait été victime d'un pirate informatique.

Quand son téléphone a sonné dans la nuit, la rédactrice en chef du Devoir a pensé à tout, sauf à un acte de piratage.

«On a peut-être une certaine naïveté, mais on a toujours l'impression que ça n'arrive qu'aux autres, chez les très gros, les très connus. À 2h30, quand le téléphone a sonné, le piratage est la dernière chose à laquelle j'ai pensé», a dit Josée Boileau.

Les détails de l'attaque n'ont pas été dévoilés par le quotidien, mais trois hypothèses sont plausibles, note le directeur du Centre de criminologie comparée à l'Université de Montréal, Benoît Dupont.

«Il peut s'agir d'un employé ou de quelqu'un dans l'entourage d'un employé qui a voulu jouer un tour. Ça peut être l'ordinateur d'un employé qui a été piraté, ou encore les serveurs du Devoir qui ont été compromis», a-t-il noté.

Le journal a porté plainte au Service de police de la Ville de Montréal.

S'il s'avère que la fausse nouvelle est l'oeuvre d'un pirate, l'attaque n'était «certainement pas très complexe à réaliser», a poursuivi Benoît Dupont. «Tous les médias disposent de plates-formes de ce genre pour mettre des textes en ligne, il s'agit de bases de données assez faciles à pénétrer.»

Professeur spécialisé en sécurité informatique à l'École de technologie supérieure, Jean-Marc Robert note d'ailleurs que plusieurs de ses étudiants ont les compétences techniques pour réaliser une telle attaque.

«Le problème qu'on voit, c'est que les sites ne sont pas mis à jour, sont mal entretenus. Les personnes qui vont se faire attaquer sont souvent vulnérables, faciles à atteindre. Je n'ai pas de raison de croire que Le Devoir a un système de sécurité extraordinaire», a-t-il souligné.

Un coup de publicité?

Si le piratage du Devoir a abondamment fait jaser, l'attaque est aux yeux de plusieurs un simple coup de publicité pour l'auteur de la cyberattaque.

«C'est le genre de choses qu'on fait pour le plaisir de démontrer sa capacité à détourner des sites internet très fréquentés. On est dans le domaine ludique, on veut faire parler», a indiqué Benoît Dupont.

Ce genre d'attaque fait en effet sourire le spécialiste en sécurité Jean-Marc Robert.

«Il y a quelques années, on a eu Mafiaboy. Je dis souvent à mes étudiants que les Mafiaboy ne me préoccupent plus. Ce sont les gens qui ont des plans d'affaires qui me font peur», a dit M. Robert.

Le professeur cite en exemple le piratage du réseau PlayStation, de Sony, le printemps dernier. Les données personnelles de millions de joueurs ont alors été volées.

«Sony avait tout à perdre. Ils ont dû retirer la disponibilité de leurs services, ce qui a coupé leurs revenus, a rappelé Jean-Marc Robert.

Bien que la mort annoncée de Jean Charest ait fait rire le principal intéressé, M. Robert croit qu'en d'autres circonstances, la publication de fausses informations sur le site d'un quotidien aurait pu avoir des conséquences fâcheuses. «Si ce genre d'événement se produit dans un contexte où un pays est sous tension, ça pourrait avoir un impact hyper important», précise-t-il.

Une prise de conscience nécessaire

La visibilité du Devoir aura eu pour effet de remettre la sécurité informatique à l'ordre du jour.

«C'est un avertissement pour tout le monde: il faut que la sécurité soit une priorité, a dit Patrick Boucher, président de la firme de sécurité Gardien Virtuel. Pour la plupart de mes clients, ce n'est même pas sur le radar. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours. Twitter, Facebook, CNN, Fox News ont été piratés, tout le monde peut l'être.»

Le directeur du Centre de criminologie comparée de l'Université de Montréal croit lui aussi qu'il faudrait retenir des leçons du piratage du Devoir et qu'un « grand débat de société» s'impose.

«On a raison de se questionner sur la vulnérabilité de toutes ces plates-formes internet et les bases de données qui y sont reliées, a conclu Benoît Dupont. Est-ce qu'on va en parler et l'oublier dans quelques heures ou on va se demander comment rendre les choses plus difficiles pour les pirates?»