Au mois de novembre, Wikipédia a gagné la quinzième place du palmarès international des sites Web, selon le compteur Alexa.com. Le concept de l'encyclopédie «collaborative» plaît à beaucoup d'usagers, et on ne peut qu'en féliciter ses artisans. Mais ce n'est pas tant la popularité de Wikipédia qui dérange, que la crédibilité découlant de cette popularité.

Au mois de novembre, Wikipédia a gagné la quinzième place du palmarès international des sites Web, selon le compteur Alexa.com. Le concept de l'encyclopédie «collaborative» plaît à beaucoup d'usagers, et on ne peut qu'en féliciter ses artisans. Mais ce n'est pas tant la popularité de Wikipédia qui dérange, que la crédibilité découlant de cette popularité.

Même si Jimmy Wales, le grand responsable de l'initiative, a lui-même averti le public des risques d'inexactitude inhérents à Wikipédia, l'encyclopédie est encore trop souvent prise pour un outil de référence par les internautes, notamment par des étudiants qui y trouvent facilement du matériel pour leurs travaux. Un réflexe tentant, mais dangereux. Le risque de tomber sur des informations erronées est souvent plus grand qu'on ne le pense.

C'est vrai, Wikipédia peut vous donner une masse d'informations introuvables dans les encyclopédies commerciales. Qu'il s'agisse d'étudier la psychologie des personnages d'une obscure série télévisée des années 60, de détailler les horaires d'une ligne de métro à l'autre bout du monde, ou d'expliquer comment la phrase «All your base are belong to us» est apparue dans un jeu vidéo japonais de 1989, vous trouvez.

En revanche, si vous cherchez des informations fiables sur les sciences fondamentales, l'histoire ou tout autre champ de connaissance «noble», mieux vaut vous armer de prudence.

Un «communisme de la connaissance»?

Ce n'est pas que Wikipédia soit rédigée par des ignorants; beaucoup d'experts reconnus, issus du monde universitaire, participent au site. Mais ils n'ont pas plus d'autorité sur son contenu que n'importe quel autre citoyen du Web. Cela crée une sorte de «communisme de la connaissance «, où les «vrais» experts n'ont pas droit au privilège d'avoir le mot de la fin.

David Filippi a découvert cet effet pervers à ses dépens. Ce neurologue de 34 ans, qui pratique à San Francisco, a passé plus de 40 heures à peaufiner les pages de Wikipédia portant sur l'épilepsie, une spécialité à laquelle il a consacré plusieurs publications et conférences. Du temps perdu, selon lui.

«J'ai passé tout mon temps à réparer des erreurs et imprécisions ajoutées à mon texte par d'autres internautes. Même s'ils étaient bien intentionnés, il fallait chaque fois que je leur donne un cours sur l'épilepsie pour qu'ils n'interviennent pas. Dans la vie, j'enseigne à des étudiants en médecine et c'est très gratifiant, mais, enseigner à des gens sortis de nulle part, dont certains n'ont même pas fini le secondaire, c'était fatigant. Ça m'a écuré de Wikipédia.»

«Un endroit dangereux pour les experts»

«J'ai l'impression que, quand un expert apporte ses connaissances sur une page, celle-ci est constamment ramenée au niveau général de Wikipédia, que je comparerais à celui d'un bon élève du secondaire : lisible, parfois intéressant, mais qui manque de perspective et de rigueur. Il n'y a aucun respect pour l'expertise dans ce système : le travail d'un enfant de 4 ans pèse aussi lourd que celui d'un lauréat du prix Nobel. C'est encourageant pour l'enfant de 4 ans, mais c'est lassant pour l'autre.»

«Le plus gros problème de Wikipédia, c'est son manque de respect pour les experts», tranche Marshall Poe, professeur d'histoire à l'Université Harvard et collaborateur du magazine «Atlantic Monthly» à Washington.

«Systématiquement, des internautes passent après vous et ajoutent des erreurs, poursuit-il. Ils devraient respecter davantage le travail des gens qui savent de quoi ils parlent. Je ne pense pas qu'il faille créer une hiérarchie du savoir dans Wikipédia, parce que ça irait à l'encontre de sa philosophie, mais il faudrait trouver une solution pour rendre le site plus accueillant pour les experts reconnus dans leur champ. Je n'ai pas cette solution, malheureusement. Tout ce que je vois, c'est que pour le moment, Wikipédia apparaît à beaucoup de mes collègues universitaires comme un endroit dangereux, où ils seront traités brutalement.»

Wikipédia fait rire d'elle

Les faiblesses de Wikipédia ont été épinglées notoirement par Stephen Colbert, qui parodie chaque soir un odieux commentateur républicain dans son émission Colbert Report sur la chaîne Comedy Central.

«Grâce à Wikipédia, 1000 personnes peuvent se mettre d'accord sur un fait quelconque et celui-ci devient la vérité», disait-il en ouverture de son émission du lundi 31 juillet, avant d'inviter le public à pratiquer cette «démocratie de la connaissance» à sa manière. «Trouvez les pages portant sur les éléphants et écrivez que leur nombre a triplé en Afrique depuis six mois. Nous pourrons créer une réalité qui nous convient à tous!»

Dès le lendemain, Wikipédia reflétait ce mensonge éhonté; la formidable horde des téléspectateurs de Stephen Colbert a dominé le consensus, prouvant qu'un seul individu peut corrompre l'encyclopédie s'il mobilise assez d'internautes. La même semaine, l'hebdomadaire satirique «The Onion» invitait ses lecteurs à se livrer à une autre corruption de masse, sous le titre: «Wikipédia célèbre les 750 ans de l'indépendance américaine.»

Heureusement, Wikipédia a prévu ce genre de dérapage. En plus de faire appel à des «robots» qui parcourent les articles à la recherche de «vandalisme», l'encyclopédie est encadrée par un millier d'«administrateurs», des habitués de l'encyclopédie élus par des comités de pairs, qui ont le pouvoir de bloquer des pages ou de bannir des utilisateurs.

«On a trouvé 250 cas d'usagers qui sont allés modifier les informations sur les éléphants juste après l'émission. Ça venait de partout aux États-Unis. On a suspendu leurs comptes pour 24 heures», dit Andrew, étudiant en informatique de Vancouver qui jouit du statut d'administrateur.

«Par la suite, j'ai personnellement bloqué un compte portant le nom de Stephen Colbert , poursuit-il. Non seulement Wikipédia interdit-elle de s'enregistrer avec le nom d'une personnalité, afin d'éviter les impostures, mais cet usager était aussi le premier à avoir écrit que George Washington ne possédait pas d'esclaves et que l'Oregon était le Portugal de l'Idaho, deux blagues que Stephen Colbert faisait dans son émission au même moment. Je ne sais pas si c'était le vrai Colbert ou un de ses recherchistes, mais tout indiquait que oui.»

Critique acharné

Jason Scott, informaticien de 36 ans de la région de Boston, est quant à lui «reconnaissant» à Stephen Colbert pour cette histoire qui a, selon lui, «souligné un problème important». Créateur d'une encyclopédie des babillards électroniques d'antan (textfiles.com), il a donné plusieurs conférences sur Wikipédia cette année, s'affichant comme un de ses critiques les plus acharnés.

«J'aime l'idée d'une encyclopédie faite par et pour la communauté, mais les personnes qui en sont responsables refusent de régler certains problèmes majeurs», dit M. Scott. On retrouve toujours les mêmes types de rédacteurs qui ont en commun certains penchants politiques, mais surtout beaucoup de temps libre. D'une modification à l'autre, ce n'est pas toujours la meilleure information qui reste dans un article, mais plutôt celle dont l'auteur s'est acharné le plus longtemps à revenir sur le travail des autres.

Selon M. Scott, nombre des problèmes de Wikipédia proviennent directement de la personnalité de son patron et cofondateur, Jimmy Wales. «Au lieu de se positionner en simple gourou, il intervient partout personnellement. Je l'ai vu bien des fois prendre part à des disputes autour d'un article.»

Qui est Jimmy Wales?

Après avoir fondé Bomis.com, un outil de recherche qui a périclité avec la bulle financière des technologies, Jimmy Wales s'est associé en 2001 à l'informaticien Larry Sanger pour créer Wikipédia, qui allait devenir l'application phare de la technologie Wiki inventée par Howard Cunningham en 1994. Bien que ce soit Larry Sanger qui ait bâti les fondations de l'encyclopédie (voir article ci-dessous), Jimmy Wales s'est vite retrouvé seul à la tête du projet.

En entrevue téléphonique avec «La Presse», M. Wales a été avare de commentaires quant aux critiques dont fait l'objet l'encyclopédie. Selon lui, les problèmes de vandalisme sont toujours sous contrôle.

«Nous croyons au débat, à l'argumentation rationnelle et à la recherche du compromis qui plaira à tous, ajoute-t-il. Même dans le cas où un administrateur abuse de son pouvoir pour imposer ses idées, nous avons un comité d'arbitrage qui peut intervenir et bloquer son compte.»

Quant aux angoisses des experts, Jimmy Wales considère qu'il s'agit de cas isolés.

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