L'un des précurseurs de l'échange de fichier jette l'éponge. Ou comment reculer pour mieux sauter...

L'un des précurseurs de l'échange de fichier jette l'éponge. Ou comment reculer pour mieux sauter...

Après eDonkey, les industries américaines de la musique et du cinéma ont eu la peau de la mythique plate-forme d'échange P2P Grokster. Le logiciel fait les frais de la récente décision de la Cour suprême américaine défavorable aux services d'échange gratuit de chansons et de films.

Après une lutte de près de trois années avec les plus grandes maisons de disques et les studios d'Hollywood, un accord à l'amiable a été conclu avec les exploitants de Grokster.

Désormais la marque Grokster -qui devrait renaître prochainement sous la forme d'un service légal comme Napster fin 2003- se voit interdire toute violation «directe ou indirecte d'une oeuvre protégée de quelque plaignant que ce soit», précisent les éditeurs de musique, disant s'exprimer aussi au nom de Hollywood. Enfin, le site doit tout de même débourser la coquette somme de 50 millions de dollars comme le précise, dans ses colonnes, «Le Wall Street Journal».

Selon l'AFP, l'accord prévoit que Grokster «cesse immédiatement la distribution de son application et d'exploiter le système et le logiciel Grokster», ont indiqué dans un communiqué commun la Recording Industry Association of America (RIAA) et la National Music Publishers' Association (NMPA).

«Cet accord clôt un chapitre incroyablement important dans l'histoire de la musique numérique», a commenté Mitch Bainwol, le patron de la RIAA, qui défend les «majors» du disque Universal (groupe Vivendi), Sony-BMG, EMI et Warner Music.

Selon le président de la NMPA, David Israelite, la fermeture de Grokster va encourager «la croissance et l'innovation» des services légaux de musique en ligne du type Rhapsody (groupe RealNetworks), iTunes (Apple), WalMart.com, Sony Connect ou encore Yahoo! Music. Ceux-ci ont d'ailleurs étendu leur audience depuis la décision de la Cour suprême en juin, a-t-il assuré.

Pour autant, l'impact de cette décision sur les échanges en ligne ne devrait pas être aussi important que cela. D'ailleurs, les chiffres le prouvent. Selon une étude du cabinet BigChampagne près de 6,7 millions d'américains utilisaient des systèmes P2P en septembre contre 4,7 l'an passé (lire nos articles). Un chiffre pour le moins parlant et qui démontre que cette pratique a encore le vent en poupe malgré les efforts des industriels pour l'enrayer. Mais la RIIA préfère user de l'argument selon lequel sans les procès ce chiffre serait encore plus important.

Qui plus est, des millions d'internautes ont toujours le logiciel Groskster sur leurs machines (même chose pour eDonkey d'ailleurs), et la compagnie ne peut pas les empêcher de l'utiliser. Et outre, les alternatives ne manquent pas, notamment avec le réseau BitTorrent ou eMule.

Sam Yagan, responsable de MetaMachines (eDonkey) soulignait il y a quelques semaines que les actions menées par la RIAA seront finalement assez vaines. Il souligne que des applications P2P plus pointues, anonymes et surtout non américaines verront bientôt le jour.

«Avec beaucoup d'applications P2P à l'étranger ou tout simplement celles rendues open-source, les entités qui finissent par être les plus dévastées par la décision de la Cour Suprême seront celles - comme nous - qui installent leur commerce aux Etats-Unis, qui obéissent aux lois américaines, qui paient leurs impôts et, au moins dans le cas d'eDonkey, qui ont essayé d'obtenir des licences sur les contenus de l'industrie du divertissement. Je crains que les gagnants ne soient pas les labels et les studios, mais plutôt les développeurs de P2P étrangers, underground et malhonnêtes qui auront juste perdu une douzaine de leurs plus gros concurrents», conclut Yagan.

L'arrêt de Grokster n'est pas une surprise. En juin dernier, la Cour suprême américaine estimait que les sites P2P peuvent être tenus responsables de piratage des droits d'auteur par les internautes. Pour la première fois, on pourra attaquer les créateurs d'une technologie pour l'usage qui en est fait!

En clair, les propriétaires de ces plates-formes, désormais illégales, pourront être attaqués juridiquement par les Industriels du divertissement. La répression pourra ainsi se porter sur ces exploitants et non plus seulement sur les internautes.

La situation des éditeurs de logiciels P2P, qui ne servent pas seulement à échanger des fichiers illégaux, devenait ainsi intenable.

L'affaire Grokster

L'affaire opposait 28 maisons de disques et studios de cinéma aux exploitants de Grokster et Morpheus, deux sites d'échanges de fichiers en P2P.

L'examen du dossier a débuté en mars 2004. Si l'Industrie américaine du disque et du cinéma préfère depuis de longs mois s'en prendre directement aux adeptes du 'peer-to-peer', elle n'avait pas abandonné l'idée de condamner directement les éditeurs de ces plates-formes. Après plusieurs échecs judiciaires, les Majors misaient donc sur la Cour Suprême pour faire tomber ces propriétaires.

Une cinquantaine d'argumentaires avait été déposée à la Cour par les groupes Intel, Yahoo!, Apple, des lobbys professionnels, associations de consommateurs, musiciens (Elvis Costello, Avril Lavigne), ou encore par le gouvernement américain lui-même qui soutient les plaignants.

Pour l'industrie du divertissement, déboutée en 2003 puis 2004 par les tribunaux, les technologies déployées par Grokster et Morpheus sont néfastes dans la mesure où elles permettent la circulation d'oeuvres sans contrôle: leurs exploitants sont donc responsables si elles laissent passer des chansons ou films piratés.

Pour rétorquer à l'industrie du disque et à Hollywood, Grokster et Morpheus avait reçu le soutien d'une bonne partie de la Silicon Valley. Le monde de la high-tech estime que juger les créateurs d'une technologie responsables de l'usage qui en est fait créerait un grave précédent.

La justice canadienne est allée dans ce sens en refusant de condamner les éditeurs de P2P. La Cour fédérale de l'Ontario avait jugé que le téléchargement de musique sur Internet n'était en fait guère différent d'un simple photocopiage de livres dans une bibliothèque. En clair, inutile d'attaquer les fabricants de photocopieuses pour régler le problème de "photocopillage", on ne peut attaquer les créateurs d'une technologie pour l'usage qui en est fait.

"Permettre aux entreprises de divertissement de poursuivre en justice les innovateurs pour chaque violation de la loi va refroidir l'innovation et retarder le secteur dans son ensemble", souligne Fred von Lohmann, de la Fondation Electronic Frontier (EFF). "Le jugement Betamax a été de notre côté depuis 21 ans, et les industries de la technologie et du divertissement ont prospéré pendant ce temps".

Ce "jugement Betamax", rendu par la Cour Suprême en 1984, était le principal argument sur lequel Grokster et Morpheus fondaient leurs espoirs. Il s'agit d'une jurisprudence qui fait qu'on ne peut pas juger les créateurs d'une technologie responsables de l'usage qui en est fait.

Alors que les studios Universal fustigeaient la technologie du magnétoscope Sony comme la porte ouverte à une vaste entreprise de piratage de K7 vidéo, il avait été décidé que la responsabilité du fabricant n'était pas engagée.

La Cour Suprême avait expliqué à l'époque que le magnétoscope Betamax permettait aussi des usages totalement légaux, comme les enregistrements à des fins privées ou la copie d'oeuvres tombées dans le domaine public. Exactement comme pour le 'peer-to-peer'.

Mais la Cour suprême n'a pas retenu ces arguments. Et sa décision risque d'assombrir considérablement l'avenir de ces réseaux d'échange qui, rappelons-le, ne servent pas seulement à pirater des fichiers. C'est même tout l'univers du divertissement sur Internet qui risque d'être pénalisé.