«Dans 100 mètres, tournez à droite», dit la voix sensuelle du GPS. Pour planifier les tâches des prochains mois, l'iPhone a remplacé le bon vieil agenda. L'accès constant à nos courriels et à notre page Facebook happe complètement notre esprit. Si la tendance se maintient, le recours au sens de l'orientation et à la mémoire «naturels» (lire: sans extension technologique) appartiendra au folklore. Faut-il s'inquiéter de nos mémoires surchargées qui flanchent?

Spécialiste en neuropsychologie, Marie-Christine Ouellet s'intéresse à la mémoire et à ses altérations. Depuis que l'iPhone est entré dans sa vie, il y a un an, elle a observé certains changements dans sa façon de gérer l'information. «Je ne pense pas que cela ait altéré ma capacité normale de stockage. Mais je remarque que, grâce à ces appareils, on prend plus de projets qu'on ne devrait. L'accès constant au courriel fait que nous sommes obligés de traiter plus d'information qu'auparavant.»

Marie-Christine Ouellet relate avec un certain amusement quelques réactions inusitées qui ont coïncidé avec l'arrivée dans sa vie du téléphone intelligent. Avec l'application «agenda», par exemple, elle a pris l'habitude de faire des recherches par mots-clés. Le hic, c'est que la fonction «mots-clés» n'existe pas dans la vie réelle. «Dernièrement, j'ai écrit sur un texte imprimé des notes importantes que j'ai perdues. Pendant une fraction de seconde, j'ai pensé à faire une recherche par mots-clés dans la maison!» dit en riant cette jeune mère de famille, qui reconnaît que l'iPhone exacerbe ses «traits hyperactifs». «Il est évident que ceux qui ont tendance à oublier des trucs dans la vie vont adorer ces appareils.»

Le monde change, notre cerveau aussi

Professeure aux départements de médecine et de psychiatrie à l'Université McGill, la neuropsychiatre Véronique Bohbot consacre ses travaux à l'étude de la mémoire. Rencontrée dans son bureau de l'hôpital Douglas, elle confirme que les effets de la technologie sur le cerveau intéressent ses confrères. Mais, selon elle, on en est encore au stade des spéculations pour évaluer les effets des technologies sur la mémoire.

«Intuitivement, beaucoup de chercheurs pressentent que cela aura des effets négatifs.» Tout en soulignant que ses propos sont eux-mêmes de l'ordre de la spéculation et ne sont appuyés par aucune donnée, Véronique Bohbot avance que plusieurs changements sociaux ont modifié notre façon d'utiliser notre cerveau.

«On oublie par exemple de se souvenir de sortir les poubelles ou de déplacer l'auto. Il y a 20 ans, je n'avais pas besoin d'agenda parce que mes semaines étaient moins chargées», constate la professeure. Elle observe aussi l'affaiblissement de l'attention de ses étudiants qui, en classe, ont tous un oeil sur Facebook.

La mort du sens de l'orientation?

Il en va de même pour notre capacité de nous orienter dans un contexte où il est de plus en plus courant de s'en remettre au GPS. Dans ses recherches, en observant des animaux, Véronique Bohbot a noté deux stratégies d'orientation. La première est une stratégie spatiale: elle consiste à déterminer des points de repère dans l'environnement et à essayer de bâtir ce qu'elle appelle une «carte cognitive». La deuxième méthode fonctionne par stimulus: «On voit un stimulus et on répond par une action. Un exemple typique est de prendre toujours le même chemin pour se rendre au travail. À un moment donné, cela devient tellement automatique qu'on ne se souvient pas de ce qu'on a vu en chemin!»

L'utilisation des points de repère (la carte cognitive) fait travailler l'hippocampe (une zone du cerveau qui joue un rôle primordial dans les processus de mémorisation), explique Véronique Bohbot. Les personnes qui utilisent la stratégie par automatisation (stimulus) utilisent quant à elles les «noyaux caudés». L'aspect inquiétant de l'affaire, c'est que ces «noyaux de la base» jouent un rôle dans des maladies comme le parkinson et l'alzheimer. «Quand l'hippocampe se détériore, on observe des problèmes de mémoire et même de mémoire épisodique. Quand je vois des jeunes de 25 ans qui arrêtent d'utiliser leur hippocampe, je m'inquiète. Si on croit au use it or lose it, on peut se demander ce qu'il va leur arriver quand ils auront 50, 60 ans.»

À ses étudiants, Véronique Bohbot suggère d'utiliser la méthode par stimulus (noyaux caudés) pour les choses répétitives mais de faire l'effort de créer une carte cognitive, au risque de se perdre. «C'est O.K. de se perdre et d'avoir le luxe de se balader et de regarder autour de soi. On a le choix de prendre une respiration et de se dire que tout va bien aller plutôt que de se laisser emporter par ses émotions», dit celle qui se rend chaque année dans les écoles pour apprendre aux enfants à créer des cartes cognitives, notamment en dessinant leur chambre vue de haut.

Marie-Christine Ouellet, qui est devenue l'ambivalente propriétaire d'un GPS le jour où elle s'est procuré un iPhone, confirme que la machine à s'orienter peut parfois être source de discorde. «Mon mari et moi n'avons pas le même rapport au GPS: si on doit se rendre à un nouvel endroit, il est du genre à se fier au GPS alors que, de mon côté, j'ai tendance à douter et à me fier surtout aux instructions verbales. On arrive au but, mais non sans quelques discussions et petits heurts», confie Marie-Christine Ouellet, qui songe à doter la voiture familiale d'une bonne vieille carte routière.

Dans 25 ans, peut-être parlerons-nous des exercices pour faire travailler l'hippocampe comme du nouveau jogging...