Ils sont devenus des clavardeurs avant même que le terme existe. Aujourd'hui, 10 ans après s'être rencontrée en chair et en os, cette première génération de «chatteux» se donne à nouveau rendez-vous. Question de renouer les liens, de faire la fête comme dans le bon vieux temps. Et de faire le point.

Ils sont devenus des clavardeurs avant même que le terme existe. Aujourd'hui, 10 ans après s'être rencontrée en chair et en os, cette première génération de «chatteux» se donne à nouveau rendez-vous. Question de renouer les liens, de faire la fête comme dans le bon vieux temps. Et de faire le point.

Samedi soir, rue Saint-Denis à Montréal. Avant de pénétrer dans le restaurant Les 3 Brasseurs, Valérie Gauthier avoue avoir les mains moites. «Ça fait tellement longtemps que je ne les ai pas vus. Je ne sais pas comment je vais réagir. Je suis supernerveuse.»

Attablée près de l'entrée, un marqueur noir en main, une petite blonde sourit à la nouvelle venue en lui demandant son nom. La préposée inscrit SKY sur un autocollant qu'elle prend soin d'apposer sur sa robe, et lui souhaite une bonne soirée.

Oubliez le bar du village gai de Montréal. SKY, c'est le pseudonyme de Valérie. Celui qu'elle empruntait du temps où elle rencontrait de parfaits inconnus croisés sur Internet. Elle avait 16 ans. Une décennie plus tard, cette éducatrice en CPE accepte de retrouver son ancienne identité, le temps d'une dernière fiesta.

Les deux instigateurs de la soirée, Jonathan Bouffard et Isabelle Desmeules, alias Jo et Isa-la-Djinette, ont d'abord lancé cette idée de retrouvailles à la blague en jasant sur MSN. «On s'est dit qu'au pire, on sera cinq.»

Quelques courriels envoyés ici et là suffisent pour que la nouvelle se répande comme une traînée de poudre. Un mois plus tard, une quarantaine de personnes, dans la vingtaine pour la plupart, font et refont connaissance avec plaisir.

Ils affichent bien quelques ridules, et certains quelques livres en plus ou en moins. L'un semble sorti tout droit de l'émission Extreme Makeover après avoir subi une importante opération maxillo-faciale. Malgré leurs différences, ils ont un point commun:la Jasette, un site de clavardage où ces jeunes de la génération Passe-Partout se réfugiaient pour bavarder.

Le début d'un temps nouveau

C'était l'époque des modems bruyants, de la haute vitesse réservée aux jeunes de Lorraine et de Rosemère. Clavarder ne constituait pas encore un néologisme officiel. En mode flirt, on n'échangeait plus son numéro de téléphone, mais son numéro ICQ. Et on ne naviguait pas dans le Web; on s'aventurait sur l'autoroute électronique. «Une époque où Internet n'était pas dangereux, dit Anik Trudel en sirotant sa pinte, puisque les malades ne l'avaient pas encore découvert.»

Mais à l'automne 1996, la frontière entre le virtuel et le réel s'atténue. Les usagers de la Jasette expriment le souhait de se rencontrer en personne.

«Dans le temps, les photos numériques et les webcaméras n'étaient pas encore très accessibles, explique Jean-François Bolduc, consultant en informatique. Fallait donc se rencontrer en personne pour savoir de quoi avait l'air ceux avec qui on jasait.»

Premier essai, un souper à la Cage aux sports de Laval, suivi d'une beuverie aux Foufounes électriques. Succès instantané. Ces attroupements allaient ensuite se multiplier de façon quasi mensuelle. À Montréal surtout, mais aussi à Québec et en région. Les GT, pour get-together, étaient nés.

Souvenirs

Dix ans plus tard, cet ultime GT devient vite prétexte à revisiter le passé. Quelques filles s'agglutinent autour d'un album de photos en poussant des ouh! et des ah! à la vue du beau prospect que l'une d'entre elles a réussi à convertir en mari. À la table d'à côté, on trinque au houblon d'antan et on se remémore ses balbutiements dans les méandres du Web. «Avant les premiers GT, on s'envoyait nos photos... par courrier postal! On donnait notre adresse civique à des étrangers pour recevoir leur photo, et on payait des timbres pour leur envoyer la nôtre. Aujourd'hui, ce serait inconcevable de faire ça.»

Passage obligé que cette remémoration de souvenirs pour ces amis qui, avec les années et après la fermeture du site de clavardage qu'ils fréquentaient, se sont pour la plupart perdus de vue.

Sous cette nouvelle perspective, la lumière est faite sur les raisons les ayant amenés à s'intéresser à la causette virtuelle a priori. Pour certains, un désir de repartir à neuf après un secondaire douloureux. Pour d'autres, un besoin de rencontrer des semblables souffrant d'une fièvre coupable envers le même sexe. Un large spectre impossible à rapporter de façon exhaustive, qui n'explique pas pourquoi ils ont répondu à l'appel d'aujourd'hui.

Cynthia Rivard s'est tapé la route depuis Causapscal, près d'Amqui, pour participer à l'événement. Huit bonnes heures heures de route que cette directrice de chambre de commerce devra refaire le lendemain. «Il y a des gens qui me manquaient vraiment. Les revoir individuellement aurait été difficile. Ici, je les revois tous en même temps. L'occasion était belle.»

«Il y a un désir de voir ce que les autres sont devenus, croit pour sa part Dominique Gauthier, professeur d'éducation physique, qui trouve que le souper prend des allures de retrouvailles d'anciens compagnons de classe. Un besoin d'être honnête avec eux, de mettre certaines choses au clair, de régler des comptes même.» Puis il ajoute, mi-figue, mi-raisin: «Je regarde certaines personnes et je me dis: elle, j'aurais peut-être dû sortir avec.»

Préjugés

Même pour ces vétérans, clavarder peut s'avérer un passe-temps dont il est préférable de taire la pratique.

Maude Rivard hésite avant de dévoiler sa véritable identité. Idem pour sa soeur Cynthia. L'avocate et sa frangine croient que leur marotte demeure mal vue dans les milieux plus conservateurs. «Quand on dit à nos amis ou collègues qu'on chatte, ils ne comprennent pas. Passer du temps précieux à parler à des inconnus, ça peut paraître bizarre. C'est encore tabou.»

C'est probablement le genre de discours qu'entretenait la petite amie de Louis Moffat, policier à Longueuil. Avant cette soirée à laquelle son compagnon l'a invitée, elle ne connaissait des «chats» que les préjugés qu'elle avait elle-même entretenus à leur endroit. «Je m'attendais à voir surtout des geeks, admet-elle en regardant d'un oeil amusé son mec fraterniser avec ses compères. Finalement, c'est du monde normal.»

Le policier, lui, explique que «dans le temps, c'était nouveau, spécial, différent», mais qu'il n'a plus cinq heures par jour à passer sur Internet. Il ne finira pas la soirée avec ses cyberchums, comme dans le bon vieux temps. «J'ai une p'tite qui attend son père», dit-il en s'esquivant au bras de sa copine.

Bien qu'elle soit présente à la soirée et se dise contente d'avoir renoué avec certaines personnes, Julie Bélec, enseignante en adaptation scolaire, a tiré un trait sur cette étape de sa vie. «Je chattais à une époque où je n'avais pas confiance en moi. Lorsque je me suis rendu compte que j'étais quelqu'un, j'ai arrêté ça du jour au lendemain. Je n'en avais plus besoin. D'après moi, ceux qui continuent à chatter aujourd'hui ont un manque émotif à combler.»

Last call. On se demande où aller faire le party. Direction St-Sulpice. C'est le temps des au revoir - ou des adieux - pour ceux qui s'en vont faire dodo. L'alcool pas tout à fait évacué en transforme une en philosophe de fin de veillée. «On avait des affinités, une proximité... Une solitude qu'on cherchait à combler. Et on se reconnaissait là-dedans.»

Malgré la pluie battante, SKY affiche une mine réjouie. Elle confirme avoir adoré sa soirée. «J'avais de vieux démons à enterrer. La boucle est bouclée.»