L'usage du courriel à l'université est en train de modifier en profondeur les relations entre profs et étudiants... Pour le meilleur et pour le pire.

L'usage du courriel à l'université est en train de modifier en profondeur les relations entre profs et étudiants... Pour le meilleur et pour le pire.

Dans son petit bureau de l'Université MGill, Élizabeth Elbourne soupire de découragement en allumant son ordinateur. Il est à peine 9h et, depuis hier soir, ses étudiants ont trouvé le moyen de lui envoyer 203 courriers électroniques. Ce nombre extravagant de messages n'a pourtant rien d'exceptionnel.

Depuis quelques années, Élizabeth Elbourne, comme la plupart de ses collègues d'ailleurs, est submergée par les envois quotidiens de ses étudiants branchés qui, pour un oui ou pour un non, s'installent à leur clavier, à tout moment du jour et de la nuit, pour lui poser une question plus ou moins pertinente ou faire un commentaire sur ses cours.

Si cette professeure d'histoire ne s'étonne plus de la quantité de messages qu'elle reçoit quotidiennement, elle est toujours aussi perplexe devant le ton employé par les jeunes dans leur courrier. «Les étudiants sont beaucoup moins polis par courriel. Il n'est pas rare que j'en reçoive qui commencent par: «Yo, prof» ou tout bonnement «Hey, Élizabeth». Ils utilisent l'impératif et, parfois, de façon déplacée dans le genre «explique-moi ceci ou cela.» Heureusement, les étudiants n'oseraient jamais s'adresser à moi de cette façon dans une salle de cours ou à mon bureau, mais rares sont ceux qui viennent me poser des questions en personne.»

Une illusion de proximité

Thierry Carsenti est professeur de psychologie à l'Université de Montréal. À son avis, la messagerie électronique induit une illusion de proximité entre les étudiants et les professeurs.

«Certains étudiants ont l'impression qu'ils peuvent devenir ami avec nous. Ce matin, par exemple, un de mes étudiants m'écrivait qu'il n'a pu rendre son travail parce qu'il était allé prendre une bière avec une jeune fille qu'il convoite. Je n'ai pas besoin de savoir ça! Il y a des gens qui voient des films et qui ont l'impression de connaître les acteurs. C'est un peu la même chose avec nos étudiants. Ils sont chez eux, ils sont en train de faire un travail, ils pensent à nous, ils ont l'impression d'être près de nous et ont envie de se confier, alors ils écrivent!»

Dans la classe d'André Lafrance, à l'Université de Montréal, les étudiants conviennent, en rigolant, qu'en effet le rapport d'autorité tend à disparaître lorsqu'ils s'adressent virtuellement à un professeur. Julie lève la main pour témoigner: «J'avais un problème avec un professeur qui devait réviser une de mes notes. Comme il tardait à le faire, je lui ai envoyé quelques messages peu courtois. Avec le courriel, on ne réfléchit pas trop à ce qu'on écrit. Probablement que si j'avais été en face du professeur, j'aurais été beaucoup plus respectueuse. Je ne suis pas la seule à m'être impatientée virtuellement. J'ai l'impression que le clientélisme, qui sévit dans notre génération, explique certains dérapages épistolaires:on paye alors on veut du service!»

Maxime renchérit.

«Des fois, il y a une escalade. On écrit au professeur qui ne répond pas tout de suite. Alors, on envoie un deuxième message pour savoir s'il a bien reçu le premier et rendu au troisième message sans réponse, on peut devenir moins gentil!»

Difficile à éviter

Caroline Osbourne se fait un devoir de répondre aux messages reçus dans un délai raisonnable. Tous les jours, elle consacre deux bonnes heures à son courrier même si elle préférerait parfois vouer son temps à autre chose. «On sait que les étudiants s'attendent à une réponse rapide de notre part. Comme nous sommes évalués par ceux-ci, on ne peut se permettre de négliger le courrier:cela mènerait à une mauvaise évaluation. Pour les professeurs qui sont déjà permanents, ce n'est pas trop grave, mais pour les autres, ça met pas mal de pression. Il ne faut pas oublier que notre salaire est lié à l'évaluation des étudiants. Dans ce sens-là, ces excès épistolaires sont problématiques.»

André Lafrance enseigne à l'UdeM depuis plus de 30 ans. Philosophe, il croit que le courrier électronique correspond à la nouvelle réalité de ses étudiants.

«Je comprends que lorsque mes étudiants m'écrivent, ils s'attendent à une réponse rapide. Après tout, ils me payent pour cela. Quand j'étais étudiant, nous passions nos journées à l'université et nous avions accès aux professeurs, mais aujourd'hui mes étudiants travaillent. Ils viennent au cours et repartent ensuite. On n'a pas le temps de se croiser, d'aller prendre un café ou de discuter. La messagerie électronique permet ces croisements-là. Je trouve ça fantastique. En plus, ça me libère. Je suis disponible 24 heures sur 24 si nécessaire, mais je ne suis plus prisonnier de mon bureau à attendre que les étudiants viennent me voir. Je peux travailler de chez moi, avec ma famille.»

À l'université, le virage technologique ne se cantonne pas qu'à l'utilisation du courriel. Les jeunes qui ont grandi avec Internet s'attendent à retrouver soit dans un carnet Web ou un site le contenu de leurs cours. «Les étudiants veulent pouvoir consulter un site Web en dehors des heures de cours. Le résultat, c'est que nous sommes en compétition avec d'autres sites Web. Le professeur devient en quelque sorte un superwebmestre, mais je résiste à cette fonction réductrice de l'enseignement», dit Élizabeth Elbourne en riant.

Une petite révolution

Vincent Gautrais a 39 ans. Professeur de droit à l'Université de Montréal, il gère depuis huit mois un carnet Web avec enchantement. «L'enseignement n'a pas évolué depuis des siècles. Les nouvelles technologies nous permettent une véritable révolution dans la manière de transmettre des connaissances. Notre relation avec l'étudiant n'est plus cantonnée à trois heures par semaine. Mes étudiants sont stimulés par le carnet, ils le visitent régulièrement et posent des questions. Je crois qu'il est vital pour les universités de prendre le virage des nouvelles technologies.»

Vital et payant. Les sites et carnets Web des professeurs donnent de la visibilité aux institutions puisqu'ils attirent l'attention des étudiants étrangers et celle des médias. Depuis qu'il possède un carnet, un Français et deux Marocains ont décidé de venir étudier avec Me Gautrais et le jeune professeur reçoit maintenant au moins une demande d'entrevue par semaine en sa qualité d'expert en droit des affaires.

Malgré l'abondance parfois écrasante de courriers, Thierry Carsenti bénit le virage technologique à l'université : «Au bout du compte, les nouvelles technologies me permettent de communiquer efficacement avec mes étudiants. Il faut seulement apprivoiser le médium!»