Normand Girard s'en souvient comme si c'était hier. Jeune journaliste pour Le Soleil, il suivait avec ses collègues, en voiture, depuis quelques semaines, Daniel Johnson père. Ils allaient partout où il allait, comme ils le faisaient depuis le déclenchement de la campagne électorale de 1962.

Normand Girard s'en souvient comme si c'était hier. Jeune journaliste pour Le Soleil, il suivait avec ses collègues, en voiture, depuis quelques semaines, Daniel Johnson père. Ils allaient partout où il allait, comme ils le faisaient depuis le déclenchement de la campagne électorale de 1962.

Après une journée sur la route, le chef de l'Union nationale, accompagné de seulement deux ou trois conseillers, s'arrête pour la nuit à Baie-Comeau.

Le lendemain matin, en première page du Soleil, Jean-Jacques Bertrand, candidat-vedette du parti, se déclare favorable à la création d'un ministère de l'Éducation.

Normand Girard, qui sait que Daniel Johnson est farouchement opposé à cette idée, tente d'obtenir ses réactions. «Je me suis rendu à son hôtel et je me suis adressé à un de ses proches. Il n'était pas au courant des déclarations de Jean-Jacques Bertrand, alors il m'a demandé un copie de mon journal», se souvient le journaliste fraîchement retraité.

«Finalement, en début d'après-midi, M. Johnson m'a convoqué dans sa chambre. Il était encore en peignoir et finissait tranquillement de déjeuner, comme si la journée ne faisait que commencer. Pour lui, rien ne pressait. Pour moi, il était déjà trop tard pour mon heure de tombée de midi», raconte M. Girard.

À l'ère des war rooms

Aujourd'hui, une scène semblable n'est même pas imaginable, ajoute le vieux routier, qui se trouvait à bord de l'autobus des médias de l'ADQ lors de la dernière campagne provinciale.

Chaînes d'information en continu obligent, les partis politiques ont maintenant tous des war rooms qui travaillent sans arrêt à nourrir la bête médiatique. Conception de nouveaux messages, rectification de messages qui ont «mal passé» auprès des journalistes, ces équipes contrôlent minutieusement l'information en surveillant la télé, la radio, les journaux et Internet 24 heures sur 24.

«En campagne électorale, le plus grand défi pour les équipes de communication est de faire appliquer la règle des 3 C: cohésion, cohérence et constance», dit Jacques Wilkins, qui était directeur des communications du cabinet de Bernard Landry lors de la dernière campagne provinciale. L'équipe du contenu, généralement plus proche du chef du parti, «se fie sur ses sondages internes et sur une foule de variables pour décider des thèmes qui seront abordés».

«Ensuite, c'est à l'équipe de communication de s'assurer que le message passe. Et disons que si quelque chose dérape, que ce soit un candidat qui fait une déclaration imprévue, une attaque du parti rival ou un journaliste qui comprend mal un sujet, on n'a pas beaucoup de temps pour réagir. C'est une question de minutes, parfois même de secondes, avant que le topo passe en ondes», poursuit M. Wilkins.

Jusqu'à tout récemment, le gros du travail des équipes de communication se faisait grâce au téléphone cellulaire. «Si le message sortait tout croche, tu prenais ton téléphone, tu faisais le tour des attachés de presse et tu tentais de rectifier le tir», résume M. Wilkins.

Mais aux États-Unis comme au Canada, depuis qu'un certain Karl Rove- celui qu'on a surnommé le «cerveau de George W. Bush»- a adopté le BlackBerry, ce téléphone portable muni d'un clavier permettant d'envoyer et de recevoir des courriels, les méthodes de travail ont bien changé.

Politique ping-pong

Désormais, presque tout se passe par courriel. «L'avantage du BlackBerry, c'est qu'il fonctionne tout le temps, dit Dimitri Soudas, attaché de presse du chef conservateur Stephen Harper. Que tu sois dans l'avion, dans un centre commercial ou au milieu de la campagne, c'est toujours possible de recevoir ou d'envoyer un message. Dans les minutes qui suivent un incident, la war room informe toute l'équipe, et rectifie le tir auprès des journalistes s'il le faut.»

Selon un ancien responsable des communications d'un parti fédéral, aujourd'hui dans le secteur privé et qui a requis l'anonymat, le BlackBerry peut aussi servir d'outil de persuasion.

«Quand ils sont convaincus d'une idée, les journalistes sont souvent très difficiles à convaincre. Ce qui est génial avec le BlackBerry, c'est que tu peux leur envoyer un courriel avec un paquet de données ou de détails factuels, comme des déclarations embarrassantes faites par les candidats adverses, qui peuvent jouer à ton avantage.»

«Le hic, c'est que ça devient vite une partie de ping-pong: tu envoies un courriel pour préciser quelque chose; l'autre répond. Tu en rajoutes; l'autre aussi. Au bout de quelques tours, ça devient complètement ridicule.»

Nombreux dérapages

Et au rythme auquel se déroulent les campagnes, cela mène inévitablement à des dérapages. À ce compte, deux exemples ont fait école au Canada. Le premier, survenu lors de la dernière campagne, a été déclenché par une déclaration en direct de Jack Layton:

«Paul Martin est responsable de la mort de centaines de sans-abri.» Après avoir formellement demandé des excuses au chef néo-démocrate, les libéraux croyaient avoir trouvé un moyen de tourner la gaffe du NPD à leur avantage. Nouveau message électronique:

«Derrière les déclarations disgracieuses de M. Layton se cache une vérité: c'est le gouvernement conservateur de Brian Mulroney qui a réduit les programmes d'aide au logement social entre 1983 et 1993», indiquait le message de la war room libérale, largement repris en ouverture des téléjournaux quelques instants plus tard.

Le second exemple est survenu lors de la même campagne, lorsque le quartier général conservateur a envoyé un courriel intitulé «Paul Martin appuie-t-il la pornographie infantile?»

Instantanément relié grâce au BlackBerry, presque tous les journalistes politiques du Canada se sont intéressés à l'affaire, surtout ceux qui se trouvaient avec Paul Martin à 20 000 pieds d'altitude.

Par la suite, cette bourde n'a pas quitté le leader conservateur jusqu'à la fin de la campagne.