Les entreprises technologiques se mettent en ordre de bataille face au décret anti-immigration du président américain Donald Trump, inquiètes autant des conséquences immédiates que du précédent qu'il pourrait créer pour un secteur reposant énormément sur des talents étrangers.

Dans la première initiative d'envergure du monde des affaires contre le nouveau président, près de 130 entreprises, basées en majorité dans la Silicon Valley, ont apporté leur soutien devant une cour fédérale à la procédure visant à contrecarrer l'application du décret.

Ce dernier, signé le 27 janvier et suspendu depuis vendredi par la justice en attendant l'examen d'une plainte des États de Washington et du Minnesota, interdit l'entrée des ressortissants de sept pays (Iran, Irak, Libye, Somalie, Soudan, Syrie, Yémen) et gèle l'accueil de réfugiés.

La lettre des entreprises («amicus brief») dénonce une rupture avec «les principes d'équité et de prédictibilité qui ont régi le système de l'immigration aux États-Unis depuis plus de cinquante ans», et les «dommages importants pour le commerce américain, l'innovation et la croissance» qui en découlent.

À part quelques signataires comme les jeans Levi's ou les yogourts Chobani, la liste réunit le gratin de la high-tech.

Sa première version dans la nuit de dimanche à lundi rassemblait une centaine de noms et la plupart des poids lourds et startups en vue: Apple, Facebook, Google, Intel, Microsoft, Netflix, Twitter, eBay, PayPal, Uber, Airbnb, Yelp, Pinterest, Snap, Spotify USA, Lyft, Stripe, Dropbox...

Une trentaine d'autres les ont rejoint lundi après-midi, dont SpaceX et Tesla, les deux entreprises du milliardaire Elon Musk qui fait partie d'un forum de dirigeants d'entreprises chargé de conseiller Donald Trump. Le patron d'Uber, Travis Kalanick, vient lui d'en démissionner, après une fronde de ses utilisateurs qui y voyaient une marque de soutien à la politique présidentielle.

IBM, dont la patronne participe au même forum, n'a en revanche pas signé. D'autres absents notables sont Oracle et Amazon. Ce dernier a toutefois appuyé la plainte initiale de l'État de Washington, où il est basé.

Un secteur d'immigrants 

Pendant la campagne électorale, le secteur technologique avait plutôt fait campagne contre Donald Trump. Et après des tentatives de dialogue depuis l'élection, ce n'est pas un hasard si c'est le sujet de l'immigration qui fait ressurgir l'opposition au président.

«Toutes ces entreprises dépendent lourdement de scientifiques et ingénieurs étrangers», souligne Darrell West, directeur du Centre pour l'innovation technologique de la Brookings Institution, qui prédit des antagonismes d'autant plus forts que les entreprises du secteur comptent beaucoup de «gens jeunes et progressistes», peu favorables à la politique présidentielle.

Roger Kay, analyste chez Endpoint Technologies, rappelle que les meilleures entreprises du secteur sont allées chercher des ingénieurs ainsi que beaucoup de fondateurs et de patrons en Asie, en Russie... Ce sont ces gens, venus souvent au départ avec des visas, qui ont «alimenté l'essor de la hi-tech».

Au-delà des conséquences directes du texte présidentiel, l'inquiétude concerne surtout «ce que le décret annonce», avec l'idée que pour l'instant Donald Trump «tire seulement des coups de semonce», selon lui.

Un avis partagé par Vivek Wadhwa, ex-entrepreneur et professeur à la Carnegie Mellon University Engineering dans la Silicon Valley.

L'Iran et l'Irak ont fourni beaucoup de «mathématiciens et de scientifiques brillants» à la Silicon Valley, explique-t-il, mais «Donald Trump a montré qu'il pouvait, selon son bon vouloir, viser n'importe quel groupe» en bannissant même provisoirement des résidents légaux détenteurs d'une carte verte.

«La Silicon Valley est un pays d'immigrants» et donc est «terrifiée» à l'idée que l'administration Trump s'attaque à «d'autres pays», «d'autres religions», avance-t-il.

Les spéculations circulent déjà sur une refonte du système de visas, notamment des H1-B pour travailleurs spécialisés dont le secteur est très friand.

L'un des arguments des entreprises, c'est bien d'ailleurs l'application arbitraire de mesures déjà jugées d'une ampleur sans précédent et «déraisonnables», frappant «des millions d'individus» et susceptibles d'être étendues sans préavis.

Pourquoi les entreprises et leurs potentiels employés étrangers se donneraient-ils la peine d'enclencher les procédures d'obtention pour un visa ou une carte verte s'ils risquent du jour au lendemain d'être révoqués?

Leur lettre prévient que cela va peser sur le recrutement et la compétitivité des entreprises américaines, nuire à leurs activités (si certains salariés ne peuvent plus négocier des contrats à l'étranger, ou que des mesures de rétorsion sont mises en place par les pays visés), voire encourager des multinationales à investir et à embaucher ailleurs qu'aux États-Unis.

En optant pour le conflit ouvert, le secteur technologique risque toutefois de se retrouver isolé. «Oui, ils ont beaucoup d'argent, et oui, ils créent des emplois, mais les alliés politiques de Trump sont enracinés dans les vieux secteurs industriels» qui ont les moyens de contrebalancer l'influence de la Silicon Valley, prévient Roger Kay.