Ça faisait presque deux heures que Joannie Rochette avait reçu sa médaille de bronze, jeudi soir. Un journaliste américain a posé une dernière question à la fin de la conférence de presse officielle.

«Tout le monde aurait compris si vous n'étiez pas venue parler. Pourquoi l'avoir fait?» «Ça me fait du bien», a-t-elle dit en anglais. Puis, la voix étranglée, elle a conclu, en français: «Je voulais juste lui rendre hommage.»

Ça n'a pas été facile. Plus tôt dans la zone mixte, entre des moments d'aplomb devant les caméras, elle s'effondrait. En français, avec ceux qu'elle connaissait, c'était encore plus ardu. Manon Perron, son entraîneuse, lui proposait de tout stopper. Elle refusait. Comme sa mère le lui avait enseigné, elle voulait faire les choses jusqu'au bout.

De la même façon, jamais elle n'a songé à ne pas patiner à Vancouver. Même à l'annonce de la terrible nouvelle, très tôt dimanche matin, elle avait pris sa décision. Elle patinerait. Dans 10 ans, quand le deuil serait passé et la douleur, moins intense, elle ne voulait pas avoir de regrets.

«C'est pour cette raison que je l'ai fait. Pas parce que ça me tentait nécessairement d'être ici, mais parce que je savais ce que ça voulait dire pour moi. Par respect pour moi-même, comment j'avais travaillé fort pour me rendre ici. La façon dont ma mère m'a élevée. Être fidèle à la personne qu'elle a faite de moi. Puis... juste pour la rendre fière.»

Autre sanglot étouffé. Les journalistes se sont tus. Debout sur l'estrade, les patins encore dans les pieds, Joannie a fermé les yeux.

Bien sûr, il y a eu des moments où elle aurait souhaité sauter dans le premier avion pour rejoindre ses grands-parents. Mais Joannie la patineuse reprenait vite le dessus.

L'expression lui arrache le coeur, mais avant de sauter sur la patinoire, elle devait se transformer en «bloc de glace». Sinon, elle en aurait été incapable. L'accueil de la foule ou un simple regard compatissant lui aurait scié les jambes.

Hier, en conférence de presse, Joannie a précisé que cette médaille de bronze lui appartenait. «Ma mère n'aimerait pas que je dise que le podium est à elle. Elle était plus du genre à me supporter. Ce rêve était le mien. Elle a essayé de me donner les outils et la motivation nécessaires pour le réaliser.»

La mère, la complice, la meilleure amie. Thérèse Rochette était tout ça et un peu plus. «Elle était ma plus grande fan, mais aussi ma plus grande critique. Elle venait toujours me voir pratiquer à Montréal. Elle n'était pas nécessairement le meilleur coach, mais elle avait un bon oeil. Je suis certaine qu'elle m'aurait dit: qu'est-ce qui est arrivé avec le triple flip, tu le réussissais si bien en pratique? Pourquoi t'as enlevé le deuxième double Axel? Tu peux le faire en dormant. Elle était comme ça pour que je sois forte, pour que je puisse donner le meilleur de moi-même.»

Le patinage artistique n'a pas commencé avec un rêve olympique pour Joannie. Ses parents voulaient que leur fille unique se fasse des amis avant de commencer l'école primaire à l'île Dupas. «À la piscine, je coulais, dit Joannie. Et comme je viens d'un petit village, il n'y avait pas beaucoup d'options. C'était le hockey ou le patin.»

Exigeante, Mme Rochette souhaitait que sa fille puisse réaliser son plein potentiel. Dans le sport comme ailleurs. «Ma mère n'a jamais eu de grands rêves pour elle-même. Elle venait d'une petite ville. Elle n'avait pas de diplôme d'études secondaires. Elle ne parlait pas anglais. Ce sont toutes des choses qu'elle voulait pour moi. Être bonne à l'école, apprendre l'anglais, faire du sport, avoir de saines habitudes de vie. Accomplir mes rêves.»

Joannie ne l'a pas caché, la forte présence de sa mère pouvait parfois être difficile à supporter. «Les parents des autres enfants partaient pour l'heure du dîner pendant que ma mère restait pour me regarder. Parfois, mon dieu que j'aurais aimé qu'elle s'en aille. Que je puisse m'amuser et crier avec les autres enfants et manger ma poutine sur le bord de la patinoire!»

Elle a dit ça en anglais. Les journalistes anglophones n'ont pas réagi au mot «poutine». Mais tout le monde a ri quand Joannie a ajouté ceci: «Même si elle n'est plus là, je n'ai pas peur de le dire: elle était parfois a pain in the ass

À Vancouver, Joannie s'est beaucoup inquiétée pour son père Normand. Elle aurait aimé être davantage avec lui pour le consoler. Au Village des athlètes, elle lui a présenté Roberto Luongo et Martin Brodeur, les gardiens de l'équipe canadienne. «Il était super fier de raconter ça à ses amis.»

En revoyant les images, elle a été surprise de le voir autant réagir quand il la regardait patiner: «C'était quasiment comme s'il regardait un match de hockey. Je ne l'ai jamais vu aussi nerveux. C'était beau à voir.»

Passée l'effervescence olympique, elle sait que le retour à l'île Dupas ne sera pas facile. Elle veut être là pour l'entourer.

Joannie Rochette a atteint son objectif ultime en montant sur le podium olympique. Elle est la première Québécoise à réaliser l'exploit en simple. Le scénario n'était pas celui souhaité. «Dans mes rêves, j'aurais gagné et j'aurais sauté de joie. J'aurais embrassé Manon en la soulevant dans mes bras. Je ne suis pas le genre à pleurer quand je patine bien. C'est sûr que je suis vraiment contente d'avoir réussi. C'est le rêve d'une vie. Sauf que pour l'instant, ça n'a pas la même signification.»

La patineuse de 24 ans ne se voit pas comme une héroïne. Si elle a inspiré bien des gens, elle ne le sait pas encore. «Je l'ai fait pour moi en premier. Parce que ma mère m'a toujours appris à penser à moi en premier.»

Depuis jeudi soir, Joannie a parlé, parlé et parlé. Une seule question l'a embêtée: a-t-elle senti la présence de sa mère quand elle patinait? «C'est difficile à croire parce que si je veux être fidèle à moi-même, à ce que ma mère était, on a toujours été des gens assez réalistes, terre-à-terre. Je me suis toujours dit qu'après la mort, il n'y avait rien, qu'on retournait au sol, d'où on venait. Mais je n'arrive pas à croire comment j'ai pu le faire. Ce dernier Salchow, je suis sûre qu'elle était là pour me soulever.»

Photo Gerry Broome, Associated Press

«C'est le rêve d'une vie. Sauf que pour l'instant, ça n'a pas la même signification», a dit Joannie Rochette, hier.