Svein Tuft avait l'habitude de passer ses mois de juillet sur un vélo de montagne, à se perdre dans les bois de sa Colombie-Britannique natale. Ce grand aventurier appréciait cette période au plus haut point. Mais ça voulait aussi dire qu'il ne participait pas à la course cycliste la plus importante du monde, le Tour de France. À 36 ans, il commençait à se faire tard.

L'appel est venu le mois dernier: après avoir pris part au Giro et gagné une étape au Tour de Slovénie, Tuft serait l'un des neuf membres de l'équipe australienne Orica-GreenEdge à la 100e Grande Boucle. Dans la caravane du Tour, personne ne se souvient d'une recrue de cet âge.

«Je suis super content de faire cette course, mais je ne la fais pas seulement parce que je veux la faire. Je veux être efficace et contribuer à l'effort d'équipe», racontait Tuft de sa voix douce, lundi soir, peu après la victoire de son coéquipier Simon Gerrans à Calvi.

Hors du portrait sitôt que ça monte, Tuft n'a pas été d'un grand secours à Gerrans en Corse. Vingt-quatre heures plus tard, il est passé à l'action. Le puissant rouleur a été un facteur déterminant dans la victoire in extremis d'Orica au contre-la-montre par équipe de Nice. La formation australienne a devancé Omega Pharma-Quick Step par trois quarts de seconde, permettant à Gerrans de s'emparer du maillot jaune de leader.

Gerrans n'en avait pas fini avec les cérémonies protocolaires lorsque Tuft est rentré dans l'autobus, tout au bout de la rue réservée aux équipes, comme quoi le chauffeur d'Orica a été échaudé par sa mésaventure de la première journée à Bastia.

Le Canadien de 36 ans a été accueilli à grands renforts d'accolades par tout le personnel et la haute direction. Un rare moment d'émotion pure.

«C'est tellement surréaliste, a lâché Tuft, manifestement sous le choc, peu après. Je n'aurais jamais pensé... On n'a pas mis beaucoup d'accent sur le contre-la-montre par équipe. On a juste amené un groupe fort, sur lequel on savait pouvoir compter, et on a simplement espéré que l'on connaîtrait une bonne journée.»

Pour sa part, ce fut carrément une «journée de rêve». Sur la voie du retour, à près de 60 km/h sur la Promenade des Anglais, il ne cessait de se dire: «Une autre fois, une autre fois» à la fin de ses longs relais. Chaque fois qu'il revenait à l'arrière de la file indienne, il recollait de peine et de misère pour mieux recommencer. «Savoir Gerrans si près a donné à chacun la petite énergie supplémentaire pour aller chercher le maillot», a-t-il souligné.

À ses yeux, toutefois, le titre de héros du jour revient au Suisse Michael Albasini, sur le point de rupture quand il a été le cinquième à franchir la ligne, provoquant l'arrêt du chronomètre. «À ce point de la course, c'est très dur de revenir de l'arrière, de savoir exactement où les autres en sont, a insisté Tuft. C'est le moment critique, parce que tout le monde est sur le bord... du désastre.»

Un parcours inusité

Ancien vice-champion mondial (2008) et octuple champion national du contre-la-montre individuel, Tuft a connu un parcours inusité pour un coureur professionnel. Le New York Times a déjà raconté son histoire dans un long papier: décrocheur à 15 ans, il s'est mis à multiplier les aventures extrêmes, comme dormir à l'extérieur pour le plaisir, passer des semaines en montagne sans donner de nouvelles ou partir en autonomie complète en Alaska sur un vélo et une remorque rafistolée... avec son chien de 80 livres.

Converti au vélo sur route au début de la vingtaine, il s'est fait remarquer en prenant le deuxième rang de l'étape inaugurale du Grand Prix cycliste de Beauce en 2001, à Lac-Etchemin. «C'était la plus importante course à laquelle je participais, s'est-il souvenu hier. Il y avait des équipes puissantes comme Mercury, Mapei et d'autres équipes européennes. Ce fut un peu une surprise pour moi... et aussi pour beaucoup de monde.»

À partir d'aujourd'hui, personne ne sera surpris de le voir rouler de longues heures en tête de peloton pour défendre le maillot de Gerrans. «J'adore faire ça. Pour moi, ce sont de bons moments», a anticipé celui qui est passé dans la légende en tirant le peloton sur 200 km lors d'une étape de Tirreno-Adriatico en 2012.

Tuft, qui vient de signer une prolongation de contrat de deux ans avec Orica, ne voit pas le moment où il arrêtera. «Je n'ai pas l'impression d'être sur la pente descendante. Je sens que je progresse et que j'apprends encore. Dans la vie, comme dans tout, quand tu avances encore, que tu apprends encore, tu dois continuer, tu dois aller le plus loin que tu peux.»