En juin 1996, Éric Lucas a été contraint à l'abandon contre Roy Jones Jr. au terme d'un combat à sens unique. Mais d'avoir tenu pendant 11 rounds contre l'Américain, alors considéré comme le meilleur, l'avait convaincu qu'il pouvait aspirer à un titre mondial. Le 10 juillet 2001, Lucas a atteint son objectif aux dépens de l'Anglais Glenn Catley. Il y a 10 ans, la boxe québécoise est entrée dans une nouvelle ère.

Altona, New York. Printemps 2001. Sur une ferme, à une heure de Montréal, Éric Lucas court après des poules. «Comme dans Rocky, raconte Stéphan Larouche. Et Éric est tellement un gars brillant et organisé qu'à la fin, il attrapait toujours la même. Elle était intimidée, elle avait l'air de se dire: «Ah, pas encore lui...»»

C'est la première fois que le boxeur et son coach se retrouvent en camp d'entraînement ensemble. «On a développé une chimie incroyable. La sortie de la semaine, c'était d'aller à la pharmacie, chez Walgreens, se rappelle Larouche. Ça donne une idée. On allait s'acheter de la musique, des jeux pour sa fille.»

En santé après de nombreuses blessures à la main droite, à l'approche d'un combat de championnat qu'il sait à sa portée, Lucas connaît alors sa meilleure préparation en carrière. «Je voulais comme jamais, dit-il. Quand on se bat pour devenir champion du monde, le thinking est différent. Dire que pour les combats suivants, on voit ça de la même façon, ce serait mentir.»

Et quand il ne s'entraîne pas, tranquille dans sa chambre, il regarde Rudy. En boucle. «C'est un film qui m'a inspiré beaucoup, le genre d'histoire que j'aime, qui parle de détermination. Le gars en qui on ne croit pas, mais qui se dit: «Je vais travailler et je vais y arriver»», explique Lucas.

«La première fois, je l'ai écouté avec lui, se souvient son ancien entraîneur. Mais après, chaque fois que je rentrais dans sa chambre, il était en train de regarder Rudy. Je lui disais: «Qu'est-ce que tu regardes, tu la sais par coeur, l'histoire!» Il y croyait tout le temps. Il mangeait ses M&M assis sur le bord de son lit et il écoutait son film. Il ne sortait pas beaucoup dans le salon.»

Pendant ce temps, celui qu'il s'apprête à affronter pour le titre vacant des supermoyens du WBC, Glenn Catley, est peut-être trop sûr de lui. C'est du moins ce que laisse croire son attitude à son arrivée à Montréal. «Catley était surconfiant, affirme Yvon Michel, alors directeur général d'InterBox. On l'a vu à l'aéroport. Il disait: «Bof, ici ou en Angleterre...»»

Au contraire, du côté du groupe québécois, à l'époque propriété de Hans-Karl Muhlegg, on considérait le lieu comme un enjeu crucial. «On a été obligés d'aller en purse bid [une enchère sur la bourse liée au combat, ndlr], rappelle Michel, et on a eu une offre importante pour aller en Angleterre. Mais Hans avait dépensé beaucoup d'argent, on ne voyait pas le bout et on y allait pour un dernier essai. Donc il nous a demandé à quel point c'était important d'avoir le combat à Montréal pour avoir une chance de gagner. On lui a répondu que c'était majeur.»

Peur de se faire voler une décision en Europe? «Non, simplement pour la foule, le confort. Des fois, la différence entre un champion et un aspirant, c'est deux mauvaises nuits de sommeil.»

Par ailleurs, le Lucas qui attend Catley est bien différent de celui de leur rencontre précédente. Blessé, le boxeur de Sainte-Julie avait été limité à 22 rounds de sparring avant leur combat de décembre 1999, qui s'est conclu par un K.-O. technique de l'Anglais au 12e. Lucas n'était pas prêt. Cette fois, en santé, il a enchaîné 120 rounds de sparring en camp d'entraînement. Il est confiant. Et il compte sur une nouvelle arme.

Le coup

Stéphan Larouche a acquis la réputation de toujours trouver le coup qui fera la différence contre un nouvel adversaire. Il le fait combat après combat avec Lucian Bute. Il l'a également fait avec Lucas en 2001. En analysant les combats précédents de Glenn Catley, il a trouvé une faille à exploiter.

Larouche se lève pour s'expliquer. Il mime le style de l'Anglais. Régulièrement, Catley laissait tomber sa main gauche et la balançait avant de la remonter. Une droite, lancée au bon moment par-dessus l'épaule, un peu circulaire, ferait le travail. Mais il aura fallu une démonstration vidéo pour convaincre Lucas.

«Au début, à l'entraînement, Éric refusait de le faire», relate l'entraîneur, aussi directeur des opérations d'InterBox.

«Je lui disais: «Essaie-le au moins, s'il te plaît.» C'est un gars qui est dur à sortir de ses bases fondamentales, c'est un conservateur. Puis, quand il l'a essayé quelques fois, il a ébranlé ses partenaires. À l'époque, c'était Kevin Pompey. Il me disait: «Je ne l'ai pas vu venir, ç'a fait mal!»»

«J'aurais dû le payer bien plus cher!, lance aujourd'hui Lucas. Il se faisait maganer! Ce coup-là, je le passais tout le temps.»

Il justifie toutefois ses réticences du départ.

«Il y en a qui sont talentueux, peu importe ce qu'ils vont essayer, ils vont l'avoir tout de suite, dit-il. Moi, je n'avais pas ce talent-là. C'est sûr que d'essayer des nouvelles choses, ça me sortait de ma zone de confort. Mais à un moment donné, il faut écouter son coach. Il a souvent raison...»

Au 7e round, au moment où la gauche de Catley tombait, Lucas a laissé partir sa droite. L'Anglais n'a jamais eu le temps de se protéger.

La course

Dès que l'arbitre a signalé la fin du combat, Lucas s'est mis à courir autour du ring avant de se précipiter vers son coin. «Il m'a sauté dans les bras et m'a dit: «Tout ça, c'est grâce à toi.» J'en parle et j'ai encore des frissons sur les bras, raconte Yvon Michel. À ce jour, c'est encore le plus beau feeling que j'ai eu, le plus important de ma carrière.»

«Je lui ai dit ça et je le pense vraiment, corrobore l'ex-boxeur. Je demeure convaincu que la victoire dans ce combat-là, c'est en grande partie grâce à Stéphan. Mais pour ce qui est de l'ensemble de ma carrière, Yvon a été mon coach longtemps, il m'a amené contre Tiozzo et Jones, j'ai eu la chance de faire des gros combats dans une période où on n'était rien, avant InterBox. On ne peut pas oublier tout ça. Le mérite revient aux deux.»

«J'étais content qu'il n'ait jamais abandonné malgré les blessures parce que ça ne pouvait pas arriver à un meilleur gars. La vie était bien faite, lance Larouche. Il est parti de tellement loin et il a cru en lui.»

Bien qu'il en ait été un peu question avec Yvon Michel après une défaite difficile à accepter en 1995, Lucas assure n'avoir jamais songé sérieusement à jeter l'éponge. «J'étais à la physio presque aussi souvent qu'à l'entraînement. Oui, j'aurais eu bien des raisons de lâcher. Mais c'est tout ce que je savais faire et j'aimais ça.»

Avec ses filles

Stéphan Larouche et Yvon Michel sont d'accord: la boxe québécoise ne serait pas devenue ce qu'elle est aujourd'hui sans cette victoire d'Éric Lucas. Elle l'a peut-être même sauvée. D'une part, le sport a regagné en popularité, d'autre part, InterBox a pris son envol et produit d'autres champions. Yvon Michel a fait de même avec GYM, qui, dit-il, n'aurait «probablement pas existé» advenant une défaite ce soir-là. «C'est la victoire la plus significative de l'histoire de la boxe contemporaine au Québec», affirme le président du Groupe Yvon Michel.

Lucas ne cache pas sa fierté d'avoir marqué la décennie, sinon l'histoire de la boxe au Québec. Et il compte revivre ce moment en famille. Il aurait voulu que ce soit dimanche, le 10, mais il rentrera tard de la Roumanie, où Lucian Bute aura défendu son titre la veille. Ce sera donc plutôt lundi.

«Je n'ai pas réécouté le combat depuis 2001. Je me suis promis que je le réécouterais avec mes filles. La plus vieille ne l'a pas vu et la plus jeune, qui n'était pas née, me parle plus de boxe. Habituellement, je me fous des dates, mais pas de celle-là. Et je sais que quand je vais revoir le combat, je vais le revivre comme si c'était la journée même.»