Assises sur les coussins réservés aux meneuses, Justine et Chloé Dufour-Lapointe étaient déjà euphoriques. Les médailles étaient dans la poche. Restait à en déterminer la couleur.

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En haut de la piste, l'Américaine Hannah Kearney savait très bien qu'elle devait pousser la note pour devancer ces satanées soeurs montréalaises. Après la réception de son premier saut, la favorite de cette finale a mal négocié la bosse suivante, la même qui lui avait causé des ennuis lors des deux rondes précédentes. Elle a ouvert les jambes. C'en était fait de ses espoirs.

Chloé s'est tournée vers sa petite soeur, hochant le casque pour lui dire : c'est fait, tu l'as, la médaille d'or. Un peu sonnée, Justine avait bien vu « la patte qui sort ». Elle a quand même attendu que l'Américaine se rende en bas et que le score soit affiché : « Là, ça m'est tombé dessus comme une brique : c'est vrai, t'es la championne olympique ! »

Bouquet de fleurs à la main, buée dans les lunettes, il était presque minuit quand Justine Dufour-Lapointe est arrivée devant les journalistes de la presse écrite, tout au bout de la ligne. La jeune femme de 19 ans prenait encore mal la mesure de sa réussite. Elle n'avait que quelques minutes à nous accorder. Le premier ministre Stephen Harper voulait lui parler au téléphone.

« Quand je suis arrivée en bas, j'ai vraiment senti que j'avais tout donné », a raconté la médaillée d'or, reprenant l'incontournable slogan de l'équipe canadienne, représentée en masse à la station Rosa Khutor. « J'étais agressive, j'étais souple, j'étais plus vite que l'autre. C'était ce que je voulais faire : être satisfaite de la façon dont j'avais skié. C'était ma job de la journée : augmenter le niveau à chaque descente et finir avec une descente dont je serais satisfaite pour toujours. »

Son bonheur était bien sûr décuplé par la médaille d'argent de sa soeur Chloé, dont elle a pris la main avant qu'elle ne monte sur le podium pour la cérémonie de remise des fleurs. « J'étais à côté de Justine et je pense qu'on ne l'a pas réalisé et je ne le réalise pas encore », a confié Chloé, 22 ans et cinquième à Vancouver. « Je suis pleine d'émotions en ce moment. »

Derrière, Hannah Kearney quittait la scène en larmes. La skieuse de 27 ans, fille d'une Montréalaise, voulait tant devenir la première représentante de son sport à défendre avec succès un titre olympique. Les Dufour-Lapointe l'en ont empêchée.

« Je suis triste pour elle, a affirmé Justine. C'est une grande dame, Hannah Kearney. Elle est forte, elle est brillante. Elle a toujours été la fille à battre. »

Douzième place pour Maxime

Pendant que la nouvelle championne terminait ses entrevues, un air bien connu était entonné un peu plus loin : « Ma chère Maxime, c'est à ton tour... »

Minuit avait sonné et Maxime Dufour-Lapointe avait officiellement 25 ans. L'aînée des trois soeurs n'a pas connu la soirée espérée. Une « petite erreur technique » à l'approche de son dernier saut l'a reléguée au 12e et dernier rang de la demi-finale, deux places derrière sa compatriote Audrey Robichaud.

Maxime affirmait être en mesure de partager ce moment de joie familiale, mais ses yeux rougis trahissaient sa déception personnelle. Elle s'est promis de revenir plus forte dans quatre ans. « Mon histoire est différente de la leur », a constaté celle qui a travaillé d'arrache-pied pour décrocher sa sélection. « Elles méritent totalement ce qui leur arrive. »

Un peu plus tôt, Maxime avait reçu l'aide de Jean-Luc Brassard, qui, faisant fi du strict protocole olympique, avait déplacé les clôtures pour lui permettre de tomber dans les bras de ses parents. Compte tenu des coûts exorbitants du voyage, ceux-ci hésitaient à se rendre à Sotchi. Leur fille aînée les avait cependant convaincus : quand elle aurait fini, elle voulait les retrouver en premier.

Brassard le savait pour avoir soupé avec les trois soeurs deux jours plus tôt. L'assistant du chef de mission de l'équipe canadienne était encore ému en relatant les retrouvailles : « Tout le monde pleurait. Moi, je n'étais pas capable de parler... »

L'importance des modèles

Lors du même souper, Justine a rappelé à Brassard qu'il avait autographié son manteau de ski flambant neuf quand elle était toute jeune. Chloé a renchéri : « C'était pas drôle, son Jean-Luc... »

« Je te raconte ça non pas pour me mettre en valeur, mais pour montrer à quel point c'est important, des modèles », m'a écrit Brassard avant de se mettre au lit. Sans le savoir, il a incité des centaines de jeunes à faire du sport en gagnant sa médaille d'or à Lillehammer. Dont Alexandre Bilodeau, qui en a influencé des milliers d'autres.

« Aujourd'hui, c'est encore plus gros », a affirmé l'assistant du chef de mission. « Le monde a vu deux petites soeurs, féminines à souhait, faire quelque chose d'exceptionnel. Leur contribution indirecte au sport féminin sera incommensurable, jusqu'à dans vingt ans, où une jeune fille viendra les voir en disant : " Quand tu as gagné à Sotchi, tu as changé ma vie ! " Celle-ci est vraiment la plus belle de toutes les médailles. »

Deux entraîneurs en or

Les entraîneurs Marc-André Moreau et Jean-Paul Richard sont arrivés devant les journalistes comme deux gamins fiers de leur coup. La décision des soeurs Dufour-Lapointe de ne pas parler aux médias, après les qualifications de jeudi, avait fait rouspéter.

« Nos filles, on les connaît, a fait valoir Richard. Elles sont émotives et on doit les protéger de certaines choses. Quand elles parlent trop, des fois, elles s'analysent trop. Elles font donc monter le stress. On veut garder les émotions au meilleur niveau possible. C'est exactement ce qu'elles ont fait aujourd'hui. Elles ont fait un travail splendide. »

La victoire des Dufour-Lapointe est aussi celle de Richard et Moreau, qui ont pris les soeurs sous leurs ailes dès le début de leur adolescence, alors qu'ils implantaient un programme de développement complet au Québec.

Justine a démontré son talent très jeune. Après sa médaille de bronze aux Mondiaux 2013, elle a franchi une autre étape à l'entraînement l'été dernier. À la blague, Jean-Paul Richard lui a dit qu'elle commençait véritablement à s'entraîner.

« Avant, Justine, c'était un pur-sang, a-t-il expliqué. Elle faisait juste courir, faire des compétitions, c'est ça qu'elle aimait. Les entraînements, pas tellement. Depuis, elle a pris totalement ses responsabilités. Elle décortique tout, écrit tout ce qu'on lui dit et met ça en piste après. »

Repousser les limites

L'avenir s'annonce radieux. « Les filles ont encore du jus, assure Jean-Paul Richard. Elles ont tellement d'expérience à aller chercher, de maturité physique. Elles sont capables de repousser leurs limites aussi. Ça va être vraiment agréable. Surtout qu'avec ce qui vient de se passer, ça donne un sursaut d'énergie pour travailler dans des zones où on n'osait pas aller. »

Il ne faudrait donc pas s'étonner de les voir exécuter des périlleux avec vrille et des sauts désaxés, à l'instar des hommes, dans un proche avenir. « Le sport est rendu là », a annoncé Marc-André Moreau.