Automne dernier, fin de matinée ensoleillée. Après un entraînement dans un gymnase de Saint-Henri, Erik Guay roule sur l'autoroute Décarie, en route vers Mont-Tremblant, avec un journaliste de La Presse à bord. Sur la voie voisine, un conducteur distrait se range sur nous. Le contact paraît inévitable et je suis le premier à réagir.

D'un calme absolu, Guay évite l'accrochage d'un adroit coup de volant. Comme si rien ne s'était passé, il poursuit la conversation. Pour la première fois de sa carrière, il n'a pas skié de l'été, en raison d'un genou récalcitrant. Le compte à rebours pour les Jeux olympiques de Sotchi est alors déjà commencé. Il trépigne à l'idée de retourner bientôt sur les planches.

À l'évidence, il n'a pas perdu ses réflexes de descendeur, ceux qui lui permettent de réagir en une fraction de seconde à plus de 100 km/h. Il ne faut pas être brutal, plutôt souple comme un félin. La moindre angulation trop prononcée peut vous faire perdre une fraction de seconde.

Guay en connaît trop bien la valeur. Par deux fois, aux derniers JO de Vancouver, il a manqué le podium par un dixième ou moins. Il avait rebondi de cette déception trois semaines plus tard en arrachant le titre du super-G en Coupe du monde.

Le globe de cristal, que le skieur avait apporté pour une photo promotionnelle après son entraînement, repose dans son coffret sur la banquette arrière, entre deux sièges d'enfant.

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Premier arrêt, la maison d'Erik Guay à Mont-Tremblant, dans un petit croissant de l'autre côté du golf La Bête, entre Saint-Jovite et la station. L'endroit n'a rien d'extravagant, à l'image des propriétaires.

«Financièrement, je ne suis pas inquiet, avait acquiescé Erik un peu plus tôt sur la route 117. J'ai gagné assez d'argent pour que je prenne ma retraite. Je ne me promène pas en Ferrari et je n'habite pas une maison de 3 millions. J'ai bien placé mon argent. On ne dépense pas trop.»

Leni, petite brune de 17 mois, attend le retour de son papa dans les bras de sa mère, Karen, Albertaine d'origine. Logann, aînée de presque 5 ans, achève sa demi-journée à la prématernelle. Karen est enceinte du troisième. Le couple ne veut pas connaître le sexe de l'enfant à naître. «Parce que si Erik sait que c'est une troisième fille, il va penser tout de suite au numéro quatre», lance Karen, mi-sérieuse.

Erik passe récupérer Logann et la famille se retrouve au parc de Saint-Jovite. Pendant une demi-heure, ce sera la course folle entre les balançoires, la glissade et le module de jeux. Erik aime bouger avec ses enfants, et ce n'est pas de la frime pour la caméra. «Vous êtes chanceux aujourd'hui, annonce Karen. D'habitude, il met Leni sur son dos et part marcher deux heures dans les bois...»

Leni doit commencer à skier cet hiver. Logann est déjà brillante. Il faut dire qu'elle compte sur un excellent professeur, sa grand-mère Ellen Mathiesen-Guay, monitrice à Tremblant. «Maintenant, elle est parfaite, elle skie partout, dit la mère d'Erik en riant. On ne l'amène pas dans le trop à-pic. Sinon, ça fait des enfants qui skient trop en recul! Et ça devient très difficile de se débarrasser de ce défaut.»

Erik s'est laissé prendre au jeu. Il a même formé un groupe de cinq petites filles de l'âge de Logann, qu'il envisageait de mettre cet hiver sous la direction de son premier moniteur, François Hamelin. «Je vois qu'elles progressent vite, constate Erik. Ça me rappelle de bons souvenirs. J'étais avec Jean-Philippe Roy, Julien Cousineau, Thomas Rinfret. On était des chums et on montait ensemble. J'essaie de recréer le même genre de chose.»

Le plaisir de skier, oui, mais Erik Guay grimace un peu quand on lui demande s'il souhaite que ses filles fassent un jour de la compétition. A priori, il était résolument contre.

«Parce qu'il y a beaucoup de blessures, surtout chez les filles, justifie-t-il. Et à part Lindsey [Vonn], il y a peut-être une dizaine de filles qui gagnent bien leur vie. Pour se rendre à ce point-là, c'est dur. Mais là... je vois comment [Logann] tripe en ski. Et moi aussi, je tripe à la voir. Je commence à comprendre mon père un peu!»

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En fin d'après-midi, Conrad Guay nous attend devant la résidence familiale qu'il a bâtie sur une colline au milieu d'un très grand terrain boisé, à La Conception. Il n'est pas rare de voir les trois générations s'y rassembler pour le repas du soir. La terrasse offre une vue imprenable sur la montagne et ses pistes, à quelques kilomètres de là.

Ancien hockeyeur, le père d'Erik préférait accompagner ses trois fils sur les pentes plutôt que de s'enfermer dans un aréna. Pendant une quinzaine d'années, il a été directeur de l'école de ski de Mont-Tremblant, avant de se convertir au coaching et de prendre la tête du club de compétition au milieu des années 80.

M. Guay suivait ainsi la trajectoire de ses trois fils, Kristian, Erik et Stefan, qui ont tous fait du ski alpin à un haut niveau. À l'époque, il n'était pas évident qu'Erik serait celui qui se rendrait le plus loin, selon Mme Mathiesen-Guay.

«Erik était le plus prudent, se souvient-elle. Il surveillait les choses, il pensait un peu plus que les deux autres. Il skiait très bien, mais il ne prenait pas de risques fous!»

Kristian, l'aîné, a atteint l'équipe nationale avant de bifurquer vers le circuit universitaire américain, une option qu'a envisagée Erik avant de se lancer pour de bon sur le circuit de la Coupe du monde. Stefan, le benjamin, a été champion mondial junior. Une grave blessure à un genou a mis fin à sa carrière. Depuis deux ans, il est entraîneur d'Erik avec l'équipe canadienne.

«On voyait qu'Erik était toujours le plus relax, le plus détendu de la famille, relève Conrad Guay, qui a entraîné Erik pendant une dizaine d'années. C'est pour ça qu'il a abouti en descente, où ces qualités sont extrêmement importantes. Parce que tout se passe tellement vite, on ne peut pas se permettre de raidir son corps. Sinon, à ces vitesses-là, plus rien ne fonctionne.»

Ellen et Conrad seront devant leur téléviseur, la nuit prochaine, pour suivre la descente des JO de Sotchi. Stefan sera positionné quelque part le long du parcours. Erik, calme comme un olympien, aura son destin entre ses mains.

Un coeur de cycliste

En plus de bénéficier d'un peu de chance - un nuage est si vite arrivé -, le gagnant de la descente des Jeux olympiques de Sotchi sera nécessairement un athlète dans une condition physique optimale.

À 3495 m, la descente de Rosa Khutor est la deuxième du circuit pour la longueur, après la Lauberhorn de Wengen (4415 m). Le parcours du Caucase est cependant beaucoup plus exigeant techniquement, avec ses virages serrés, ses longs sauts et son revêtement glacé et bosselé.

Ce facteur pourrait jouer en faveur d'Erik Guay, qui a pris un soin jaloux de sa condition physique durant l'entre-saison, lorsqu'un genou endolori l'a tenu loin de la neige.

«Même s'il a le physique d'un sprinter, il a une capacité cardiovasculaire très élevée pour son corps», a souligné l'entraîneur Chris Rozdilsky, qui supervise ses séances sur vélo stationnaire. «On a des cyclistes professionnels qui s'entraînent ici, et il n'est pas très loin. Simplement, sa charpente est beaucoup plus grosse. Pour un skieur alpin, sa capacité aérobique est hors normes.»