Le bilan en fait l'une des tragédies sportives les plus meurtrières. Dix jours après le drame de Port-Saïd et ses 74 morts, la thèse de la «banale violence du sport » s'efface. Tout pointe vers une prise en otage du soccer par la politique. Encore une fois...

Un haussement d'épaules et un soupir. À la première lecture, le drame de Port-Saïd, dans le nord de l'Égypte, est un épisode de hooliganisme de plus dans l'histoire du soccer. Un événement somme toute banal, sinon plus sanglant que d'autres.

Le 1er février, des partisans du club local d'Al-Masri envahissent le terrain dès le coup de sifflet final et chargent les joueurs de l'équipe cairote d'Al-Ahli. Les ultras venus de la capitale sont aussi pris à partie. De la bagarre générale, mais aussi des mouvements de panique dans les estrades résulteront 74 morts et des centaines de blessés. La plupart ont été poignardés, écrasés ou jetés du haut des gradins.

«À ce moment, on peut penser à un événement extrêmement banal dans l'histoire du football, on est dans la banalité de la violence ordinaire du sport, explique Pascal Moliner, professeur de psychologie sociale à l'Université Montpellier III. Mais ce qui est différent ici, c'est le cadre politique égyptien et vite on se rend compte qu'il y a certainement eu manipulation.»

Le premier à sonner l'alarme est le médecin de l'équipe d'Al-Ahli, qui dénonce «une guerre programmée». Selon lui, les services de sécurité n'ont pas cherché à arrêter les partisans d'Al-Masri lorsqu'ils ont envahi le terrain. Certains avancent même qu'ils ont été infiltrés ce soir-là par le régime militaire au pouvoir en Égypte depuis la chute d'Hosni Moubarak.

Mais pourquoi s'attaquer aux partisans de l'équipe cairote? Les ultras de la capitale ont en fait joué un rôle déterminant dans la chute de Moubarak et se sont tournés depuis contre le régime militaire, réclamant toujours plus de démocratie. «Pendant le match, ceux du Masri chantaient des slogans favorables au Conseil militaire», dira un partisan du Caire.

Que le drame de Port-Saïd ait été entièrement téléguidé ou pas, il en ressort 10 jours après les faits qu'il dépasse largement le cadre du simple hooliganisme. Il vient rejoindre une longue liste de drames à base d'un dangereux cocktail de soccer et de politique.

Que l'on pense aux affrontements entre Serbes et Croates qui ont éclaté dans un stade le 6 mai 1990 et ont été précurseurs de la guerre des Balkans, ou encore à la guerre du football entre le Salvador et le Honduras, qui a été précipitée en 1969 par une rivalité entre partisans des deux équipes nationales. Le sport le plus populaire de la planète a le don funeste de se mêler à la politique.

«Je ne crois pas au hooliganisme pur dans le contexte égyptien, comme il se voit en Angleterre, par exemple. Dans des sociétés où la démocratie s'exprime difficilement, les clubs en viennent souvent à rassembler autour d'eux des cultures, des identités, des sensibilités politiques différentes qui ne peuvent s'exprimer autrement, explique Patrick Mignon, sociologue du sport. C'est le cas dans un climat d'extrême tension comme celui qui règne présentement en Égypte. En étant supporter d'une équipe, je prends position pour la révolution en Égypte, en en soutenant une autre, je me positionne contre.»

Pourquoi le soccer?

Mais de tous les sports, le soccer semble le plus propice à servir d'arme politique. Pour Pascal Moliner, le soccer est l'occasion parfaite pour déclencher des affrontements entre groupes. Les partisans entrent dans le stade dans un contexte d'interdépendance négative - si l'un gagne, l'autre perd - et les rivalités sont exacerbées.

«Il y a l'essence, il y a la poudre, il ne manque que l'allumette, illustre le professeur de psychologie sociale. Si quelqu'un veut une explosion, il n'a qu'à lancer l'allumette. On est dans le meilleur contexte pour déclencher ce genre d'événement.»

La question reste: pourquoi le soccer? Si des violences ont lieu dans d'autres disciplines, elles n'ont jamais la portée ni l'ampleur de celles que connaît ce sport. Le soccer est bien sûr un sport planétaire, si immense qu'il amplifie tout ce qui lui est rattaché, incluant les carnages. Mais Pascal Moliner avance une autre hypothèse. Selon lui, les amateurs de soccer ne se sentent aucunement solidaires. Leurs appartenances s'arrêtent à leur équipe.

«En rugby, on emploie une expression, «la famille du rugby». Ça veut dire nous, les gens du rugby, nous sommes solidaires pour défendre notre sport face à d'autres sports. Au football, on ne peut tenir ce genre de discours parce qu'il n'y a pas de sport assez puissant pour servir d'ennemi. Le football n'a aucun adversaire, le football est hégémonique. L'ennemi, au football, il est forcément de l'intérieur. C'est dans le football qu'on a les événements les plus graves.»

Dans le cas de Port-Saïd, le soccer a fourni l'essence et la poudre comme il sait si bien le faire. La politique a lancé l'allumette.