L'attaquant ivoirien Didier Drogba s'est mis en tête d'unir son pays divisé... un but à la fois.

C'était au printemps 2007. Un accord de paix venait récemment d'être conclu entre le président de la Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo, et Guillaume Soro, le leader des rebelles qui avaient pris le contrôle du nord du pays et coupé la nation en deux pendant cinq longues années.

De quoi réjouir les Ivoiriens, las de cette guerre froide qui paralysait l'économie du pays et séparait les familles depuis trop longtemps. Sauf que sur le terrain, la grande réconciliation tardait à se matérialiser. Jusqu'à ce que Didier Drogba débarque à Bouaké.

L'attaquant vedette de Chelsea venait d'être nommé Ballon d'or africain et était fêté dans son pays natal. Même s'il était un enfant du sud, il avait tenu à visiter le fief des rebelles, au nord de la «ligne verte». Des dizaines de milliers de personne étaient venues l'accueillir à l'aéroport. Elles ne pouvaient s'imaginer le souhait que Drogba s'apprêtait à exprimer : que la prochaine partie de l'équipe nationale, un match de qualification pour la Coupe d'Afrique des Nations, contre Madagascar, ait lieu à Bouaké.

«Ce sera une journée mémorable. Ce sera la victoire du soccer ivoirien, la victoire du peuple ivoirien et, bien simplement, il y aura la paix», avait lancé Drogba.

On ne dit pas non à l'homme le plus populaire du pays. Le président Gbagbo avait donné sa bénédiction au projet. Le match a eu lieu en juin 2007. Une victoire de 5-0 conclue, faut-il s'en étonner, par un but de Drogba dans les dernières minutes de jeu. Peu après le stade de 25 000 places de Bouaké, une modeste structure de béton, a été rebaptisé: il s'appelle aujourd'hui Stade de la Paix.

«Le sentiment d'appartenance à un seul pays, à une seule nation, a été réaffirmé à ce moment-là», m'a dit samedi le secrétaire général de la Fédération ivoirienne de football (FIF), Hegaud Ouattara. Le foot a servi de ciment à la nation et a contribué à faire baisser la tension qui régnait jusque là. Un joueur de la trempe de Didier, c'est une personnalité qui compte. Ce qu'il dit est ressenti autrement.»

Ce n'était pas la première incursion de Drogba dans le monde de la politique. En octobre 2005, les Éléphants s'étaient qualifiés pour la première fois de leur histoire grâce une victoire de 3-1 au Soudan. Dans le vestiaire, devant une caméra de la télé nationale, Drogba avait rassemblé ses coéquipiers et s'était lancé dans une adresse à la nation.

«Ivoiriens, hommes et femmes, du nord et du sud, du centre et de l'ouest, (...) nous vous avons prouvé que les peuples de la Côte d'Ivoire peuvent vivre ensemble et jouer ensemble pour atteindre un seul but : se qualifier pour la Coupe du monde. Nous vous avions promis que cette célébration rassemblerait le peuple. Maintenant, nous vous demandons d'en faire une réalité. S'il-vous-plaît, agenouillons-nous.»

Au nom du peuple

Le fait que Drogba n'ait jamais dévoilé ses allégeances politiques explique en partie la forte résonance de son message chez ses compatriotes. «C'est pour ça que les gens me respectent dans le pays, parce qu'ils ne savent pas qui j'appuie. Et ils ne le sauront jamais, a récemment confié Drogba à Sports Illustrated. J'adore la position dans laquelle je me trouve. Quand j'ai quelque chose à dire, je peux le dire. Quand je parle, je parle uniquement au nom du peuple de ce pays, pas au nom des politiciens.»

Le discours de Drogba est d'autant plus crédible que l'équipe dont il est le capitaine est représentative de la mosaïque ethnique et religieuse qu'est la Côte d'Ivoire. Drogba et Kalou viennent du sud, les frères Yaya et Kolo Touré, du nord, et Emmanuel Eboué, de l'est.

«Cette équipe a joué son rôle de consolidation entre les communautés, à l'image de la Côte d'Ivoire qu'on avait connue, avec des représentants de toutes les ethnies qui jouent ensemble. C'est un beau message envers nos politiciens et la population», dit Aboubakar Fofana, un Ivoirien de 35 ans rencontré ce week-end à Johannesburg. «Ce qui est marquant, c'est que les victoires des Éléphants sont célébrées tant en zone gouvernementale qu'en zone rebelle.»

Il serait naïf de penser que l'intervention de Drogba, dont la contribution lui a valu récemment d'être inclus dans la liste des 100 personnes les plus influentes de la planète du magazine Time, a miraculeusement guéri la Côte d'Ivoire de tous les maux qui l'affligent. Trois ans après le match de Bouaké, les élections prévues dans les accords de paix n'ont toujours pas eu lieu. Et la pauvreté continue de faire des ravages en Côte d'Ivoire, jadis un modèle de stabilité en Afrique de l'Ouest.

La Coupe du monde offre au moins un répit à la population de ce pays fou de soccer. «Actuellement, c'est le sujet de discussion dans toutes les agoras, m'a dit Aboubakar, venu à Johannesburg pour assister au match Côte d'Ivoire-Brésil. Le débat politique a tourné vers le foot. Ça permet de faire baisser la tension. Et de redonner un peu d'espoir.»