L'Afrique du Sud attendait ce moment depuis des années. Le voilà enfin, ce fameux Mondial. Pendant un mois, le pays entier vibrera au rythme des victoires et des défaites des héros du ballon rond. Mais pour bien des Sud-Africains, il ne s'agit pas d'un simple tournoi de soccer. C'est l'avenir de la «nation arc-en-ciel» qui est en jeu.

Il fut un temps où Soweto était au coeur de la lutte contre l'apartheid. Aujourd'hui, le coeur de Soweto bat au rythme du Mondial.

Il y a 34 ans presque jour pour jour, le 16 juin 1976, l'immense township noir se soulevait contre le régime blanc et raciste de l'Afrique du Sud. Ce jour-là, et dans les semaines de violence qui ont suivi, des centaines d'enfants sont tombés sous les balles de la police de l'apartheid.

Les rues de Soweto sont de nouveau en ébullition. Cette fois, ce n'est pas du sang qui coule dans les rues du township, mais... de la peinture.

Les habitants du quartier de Jabavu n'ont pas les moyens de se payer un billet pour assister à un match de la Coupe du monde. Qu'importe. Ici, tous - hommes et femmes, enfants et vieillards - semblent atteints par la fièvre du soccer.

Armés de pinceaux, les résidants ont entrepris de peindre le bitume aux couleurs du Mondial: ballons, drapeaux, trophées, mascottes et vuvuzelas, ces fameuses trompettes africaines. «Nous utilisons des restants de peinture, on s'arrange», explique Raymond Masango en donnant un dernier coup de pinceau à son oeuvre.

On a sorti des haut-parleurs sur le trottoir. Les jeunes filles qui dansent en pleine rue ont vite fait de provoquer l'attroupement. Un garçon jongle avec un ballon de soccer. Plusieurs personnes portent le maillot jaune des Bafana Bafana, l'équipe sud-africaine.

Raymond Masango jure qu'il regardera les 64 matchs du tournoi. À la télé. Et à l'ombre de Soccer City, ce stade en forme de pot africain érigé à la périphérie de Soweto. Si près, mais si loin en même temps: vu le prix des billets, M. Masango et ses voisins ne pourront passer qu'en rêve les tourniquets du stade flambant neuf.

Mais du rêve, justement, ce n'est pas ce qui manque ces jours-ci à Soweto - ni dans le reste de l'Afrique du Sud.

Le ciment d'une nation

Le président Jacob Zuma l'a dit et répété: la Coupe du monde de soccer, qui se déroulera dans neuf villes sud-africaines jusqu'au 11 juillet, marquera un tournant dans l'histoire du pays, au même titre que les premières élections démocratiques qui ont porté Nelson Mandela au pouvoir, en 1994.

«La Coupe du monde est en train d'unir le pays comme jamais auparavant», a encore affirmé le président la semaine dernière. Dans une Afrique du Sud où les promesses de la fameuse «nation arc-en-ciel» ne se sont jamais vraiment réalisées - et où les inégalités sociales restent énormes -, le Mondial aurait le pouvoir de souder un peuple encore profondément meurtri par des décennies d'apartheid.

Les attentes sont immenses. Irréalistes, disent les critiques. Pourtant, à parcourir les rues de Soweto comme celles de Sandton, quartier riche de Johannesburg, à sentir l'euphorie qui a gagné le coeur des Sud-Africains, blancs et noirs, on a envie d'y croire.

À Soweto, le miracle a déjà commencé. Il y a deux semaines, le stade Orlando a accueilli un match de rugby - un sport de «Blancs», viril et brutal, longtemps symbole de l'apartheid aux yeux des Noirs. Pour la première fois de leur vie, des milliers d'Afrikaners ont déferlé dans le township. Enivrés par la victoire de leur équipe, les Blue Bulls de Pretoria, ils ont fait la fête jusque tard dans la nuit.

Les habitants de Soweto n'ont pas eu peur. Au contraire. «C'était vraiment beau! Plusieurs nous ont dit qu'ils reviendraient avec leur famille, qu'ils ne pensaient pas que Soweto était bien comme ça», raconte Benjamin Mamatela, gérant d'un restaurant pris d'assaut par les partisans des Blue Bulls.

«C'était extraordinaire de voir débouler tous ces Blancs. Historique! Ils étaient juste là, dans ma rue», s'étonne encore Callie Nqwenya, qui tient un bed and breakfast près du stade Orlando. «Le sport a le pouvoir d'unir les gens. Quand Mandela nous est arrivé avec cette histoire de réconciliation, c'était très difficile pour nous de pardonner. Mais aujourd'hui, c'est exactement ce qui est en train de se produire...»

De trop grands espoirs?

Le pouvoir unificateur du sport a déjà fait ses preuves en Afrique du Sud. En 1995, alors que le pays semblait au bord de la guerre civile, Nelson Mandela a utilisé la Coupe du monde de rugby pour convaincre les Blancs de se joindre à sa cause. C'est du moins ce qu'en a retenu Clint Eastwood dans son récent film, Invictus.

«C'est tellement exagéré! Cette histoire a été complètement récupérée par Hollywood. La réalité est loin d'être aussi romantique», déplore le politologue sud-africain William Gumede. «La seule chose qui puisse contribuer à la réconciliation dans ce pays, c'est la redistribution de la richesse, tranche-t-il. Si vous être pauvre et au chômage, le Mondial ne vous permettra pas de vous réconcilier avec les riches. Il vous rendra heureux pour un certain temps, en vous donnant de quoi oublier vos problèmes. Mais il ne les réglera pas. Il ne vous donnera pas d'emploi. Et en Afrique du Sud, à cause de l'héritage de l'apartheid, la grande majorité de ceux qui n'ont pas d'emploi sont noirs.»

Le pays a dépensé la somme record de 4,7 milliards de dollars pour organiser le premier Mondial à se tenir en sol africain. Dès le départ, les critiques estimaient que cet argent aurait été mieux investi dans les logements et les services de base, qui font cruellement défaut au pays.

Pour faire taire les détracteurs, le gouvernement et le comité organisateur du tournoi se sont lancés dans de grandes promesses. En plus d'unifier la nation, le Mondial créerait des centaines de milliers d'emplois, et engendrerait des retombées économiques titanesques.

«Ils sont allés trop loin, dit M. Gumede. Ils ont tellement insisté sur les bénéfices du Mondial que pour plusieurs, c'est devenu une solution à tous les problèmes de l'Afrique du Sud. Or, si les promesses ne sont pas tenues, cela créera beaucoup de colère et d'amertume. Je crains une dépression post-partum terrible. Le gouvernement a créé de telles attentes qu'après le dernier coup de sifflet, les gens ne vont pas retomber, mais s'écraser par terre!»

Le pays est prêt

Le ballon s'est déjà un peu dégonflé. Les organisateurs, qui avaient promis un demi-million de visiteurs étrangers, ont revu leurs chiffres à la baisse, prévoyant désormais 370 000 touristes du soccer en Afrique du Sud.

On n'avait pas pris en compte la récession mondiale, les tarifs aériens élevés pour se rendre dans le pays et la peur provoquée par la criminalité qui y sévit.

De petits entrepreneurs qui espéraient profiter de la manne ont dépensé toutes leurs économies pour agrandir leur restaurant ou transformer une partie de leur maison en chambre d'hôtes. Ils se retrouvent le bec à l'eau.

En général, toutefois, l'heure est à l'enthousiasme. «La Coupe du monde a déjà commencé à changer les choses pour nous, dit Benjamin Mamatela, de Soweto. Les rues sont plus belles, les infrastructures sont meilleures, et nous avons un nouveau réseau d'autobus très rapide et efficace.»

Ce réseau d'autobus a littéralement changé la vie de milliers d'habitants du township. Avant, ils devaient se rendre chaque jour à Johannesburg à bord de taxis minibus - si dangereux que les Sud-Africains les surnomment les «cercueils sur roues». Les propriétaires des taxis, eux, n'ont pas apprécié l'arrivée de ce nouveau concurrent. Des autobus ont essuyé des tirs; des passagers sont tombés sous les balles.

Mais c'est déjà de l'histoire ancienne. Les autobus neufs roulent sur des routes neuves. Lundi, le train à grande vitesse reliant l'aéroport au centre-ville de Johannesburg a pris du service. Les stades ont été construits à temps pour le Mondial.

«Joburg est prête», clament fièrement les affiches placardées aux quatre coins de la métropole. De quoi fermer le clapet aux «afro-pessimistes» qui prédisaient que le pays ne serait jamais capable d'organiser une manifestation d'une telle ampleur.

«Les commentaires négatifs de la presse occidentale ont rallié bien des Sud-Africains derrière le Mondial», constate William Gumede. Ils sont nombreux à rêver que le monde ait les yeux tournés vers eux... et trouvent enfin quelque chose à admirer.

L'Afrique du Sud a le sentiment que son moment est arrivé. L'heure est à la fête. Mais quand le rideau sera tombé, il faudra tirer les leçons de cette aventure, croit M. Gumede. «Après avoir prouvé au monde que nous sommes capables d'organiser le Mondial, pouvons-nous - avec la même énergie, le même engagement et la même efficacité - nous attaquer aux sérieux problèmes de l'Afrique du Sud?»

 

L'AFRIQUE DU SUD EN CHIFFRES

Population: 49 millions

Noirs: 79%

Blancs: 9,6%

Métis: 8,9%

D'origine asiatique: 2,5%

Sud-Africains porteurs du VIH-sida: 5,7 millions

Taux de prévalence du VIH-sida chez les adultes: 18,1%

Morts causées chaque année par le VIH-sida: 350 000

Taux de chômage officiel: 25% (36% en incluant les travailleurs découragés)

Population vivant sous le seuil de la pauvreté: 50%

- Source: The World Factbook, CIA

 

LA COUPE DU MONDE EN CHIFFRES

Audience cumulative pour l'ensemble du tournoi: 26,3 milliards

Somme engrangée par la FIFA en commandites et en droits de télédiffusion: 3,2 milliards

Visiteurs étrangers en Afrique du Sud: 370 000

Emplois créés par le Mondial: 695 000

Retombées économiques du tournoi: 12,7 milliards

Prix du billet pour les meilleurs sièges de la finale: 900$

- Sources: FIFA, Grant Thornton, Report on Business