Il était précisément 9h45 quand Alex Harvey a ouvert les yeux dans sa chambre d'hôtel au sommet d'Holmenkollen, mercredi matin. Première chose qu'il a dite à son partenaire de chambre Devon Kershaw: «Pis, comment on se sent quand on va devenir champion du monde?»

Kershaw lui a dit de se taire. Il ne fallait pas tenter le mauvais sort. Dix heures plus tard, par une douce soirée d'hiver à Oslo, les deux hommes montaient sur la plus haute marche du podium. Devant eux, 50000 personnes sur la place de l'université. La presque totalité agitait des drapeaux norvégiens. Mais un peu à gauche, vers l'arrière, l'unifolié flottait au mât le plus haut.

«Canada, champion du monde!» a dit l'annonceur. Sur l'écran géant, tout le monde a vu Alex Harvey, les yeux brillants, entonner l'hymne national. Au pays du ski de fond, le jeune homme de 22 ans, de Saint-Ferréol-les-Neiges, venait de se faire un nom. Les Norvégiens ne vont pas l'oublier.

«C'est un rêve devenu réalité, a dit Harvey quelques minutes après une cérémonie des médailles au parfum magique. On veut tous devenir champion olympique, champion du monde. De le faire ici, en Norvège, La Mecque du ski de fond, devant les fondeurs norvégiens en plus, c'est fou, c'est fantastique.»

Parce que Harvey et Kershaw ont réussi un exploit que peu croyaient possible ici, dans le berceau du ski. Trois heures plus tôt, devant 30000 partisans hystériques dans le stade d'Holmenkollen, Harvey a réussi une dernière ligne droite d'anthologie pour devancer le Norvégien Ola Vigen Hattestad, le grand maître de la spécialité.

Émergeant de l'épais brouillard qui empêchait de voir à plus de 50 mètres, Harvey est revenu de l'arrière avant de déposer Hattestad, pratiquement invincible jusque-là dans un sprint en style classique.

«Le dernier tour a été très dur. J'ai tout donné, mais Harvey était trop fort à la fin», a concédé Hattestad.

Harvey a déposé son index droit sur sa bouche, avant de le pointer vers le ciel. Tout le monde a pensé qu'il narguait le public, réduit au silence le plus complet.

Plus tard, Harvey a dû expliquer qu'il célébrait plutôt la toute première médaille masculine canadienne dans un grand championnat. «Les Norvégiens sont champions du monde, champions olympiques au relais sprint. C'est incroyable. C'était David contre Goliath, a dit le Québécois. On n'a jamais eu de médaille olympique ou mondiale chez les hommes au Canada. La Norvège en a plus de 100. En or...»

Le meilleur en 100 ans

Dans l'aire d'arrivée, Kershaw a sauté dans les bras de Harvey, son grand ami, celui dont il vante les mérites depuis tant d'années. «Pas que je n'aie pas le niveau ou la détermination, a expliqué l'Ontarien de 28 ans. Mais hé! il a 22 ans, il est champion du monde, il est le meilleur fondeur masculin qu'on n'ait jamais eu en plus de 100 ans de l'histoire de ce sport.»

Après les cris de joie et les accolades avec les entraîneurs, les deux larrons ont posé devant les dizaines de photographes. Ils ont sauté, ils ont fait les fous, ils ont joué de la guitare avec leurs skis.

Harvey et Kershaw bénéficiaient déjà d'un capital de sympathie dans le milieu. Leur triomphe au sprint par équipe a, semble-t-il, été apprécié. Les Suédois Jesper Modin et Emil Jönsson, malheureux septièmes, étaient ravis pour eux. Ils ont ajouté que la victoire d'un pays non scandinave était une bonne chose pour le ski de fond.

Les fondeurs norvégiens ne partageaient sans doute pas cet avis. Il fallait voir leur tête d'enterrement en conférence de presse. En particulier Petter Northug, numéro un mondial, triple médaillé aux Mondiaux d'Oslo, dont l'or au 30 km dimanche dernier. Sa sélection à titre de premier relayeur, donc non-finisseur, a fait l'objet de nombreux débats dans les chaumières norvégiennes. Dans un sondage, 80% des répondants croyaient à une mauvaise décision.

«Ola est le plus fort au monde en double poussée, en particulier dans les 200 derniers mètres, a souligné Northug sans grande conviction. Il est plus fort que moi, en particulier à la fin.»

À l'instar de son célèbre père Pierre, double vainqueur en Norvège, dont une victoire au 50 km d'Holmenkollen en 1988, Alex a eu droit aux félicitations du roi. Comme il le fait après toutes les courses, Harald V a reçu les gagnants dans sa loge. Il leur a dit qu'il avait assisté aux Jeux olympiques de Vancouver, qu'il aimait beaucoup le Canada. «C'est parce que les Norvégiens ont tout gagné là-bas!» lui a lancé Kershaw du tac au tac. Il paraît que le souverain l'a trouvé très drôle.

Devant la presse, Harvey a dit que cette rencontre royale avait été «pas mal le fun»: «En tout cas, tu ne rencontrerais pas le premier ministre du Canada après avoir gagné un championnat du monde au Canada...»

En 1987, après une victoire inattendue à la Birkebeinerrennet, une course longue distance qui attire des milliers de personnes chaque année, Pierre Harvey avait été reçu à la table du roi Olav V. À son décès en 1991, son fils Harald V a pris la succession.

Aujourd'hui, une immense statue d'Olav V veille sur le stade d'Holmenkollen. Il est avec son chien, en ski de fond. De l'angle où il est placé, il avait une vue imprenable sur le sprint d'Alex Harvey.