Il est un peu passé 8 h en ce mardi matin pluvieux, sur le lac Beauport. Les riverains n'ont pas encore sorti leurs bateaux à moteur. Comme il le fait depuis le début du mois de juin, un petit groupe de kayakistes profitent des eaux calmes pour un entraînement en prévision des Jeux olympiques de Londres.

«Ready? Go!» Quand l'entraîneur Frédéric Jobin met les gaz, il faut bien s'accrocher à l'intérieur de la chaloupe. Parce qu'à côté, ses poulains n'ont qu'une idée en tête: atteindre la bouée des 100 mètres le plus rapidement possible. En l'espace de 10 secondes, les sept kayakistes, les dents serrées, le visage crispé, atteignent les 25 km/h. Ils cherchent à maintenir cette vitesse de pointe pendant les six ou sept secondes suivantes.

Dans le groupe, il y a quatre futurs olympiens: les Canadiens Hugues Fournel, Ryan Cochrane, Mark de Jonge et l'Américain Tim Hornsby; un duo, Étienne Morneau et Andrew Pickrem, dont la tâche est de pousser Fournel et Cochrane dans leurs derniers retranchements; et Pierre-Luc Poulin, un jeune de 16 ans qui s'est greffé au groupe pour l'occasion et dont on entendra parler dans quelques années, foi de Frédéric Jobin.

Pour cette avant-dernière séance de sprint avant les JO, ils feront neuf fois 100 mètres, avec un repos de cinq minutes entre chacun. La violence de l'effort en fait vomir quelques-uns.

Jobin ne s'y habitue pas. L'entraîneur-chef du groupe de sprint canadien (200 m) est un peu mal à l'aise de pousser ses athlètes à un tel niveau de malaise. En même temps, il sait que c'est ce que ça prend pour aller chercher le petit dixième de seconde qui pourrait faire la différence en finale à Londres. «Ce n'est pas comme pour un sport d'aérobie où on s'améliore à chaque sortie, note l'entraîneur de Caroline Brunet de 2001 à 2004. En sprint, il faut qu'ils sortent de leur coquille.»

Fournel renchérit devant un café au lait et un sandwich aux oeufs après l'entraînement. «Comme je le dis souvent, je viens d'enlever deux jours à ma vie, lance l'athlète de 23 ans. Ce que je fais n'est pas bon pour ma santé. Et je ne dis pas ça pour essayer d'être dramatique.»

Présenté aux Championnats du monde depuis le milieu des années 90, le 200 mètres sera disputé aux Jeux olympiques pour la toute première fois à Londres. Ce changement a entraîné une petite révolution dans le monde du canoë-kayak. Avec le retrait du 500 m, le 200 m est devenu une spécialité à part entière.

Pour le très musculaire Fournel, pur sprinter, ce changement de programmation fut un véritable cadeau du ciel. Presque du jour au lendemain, le kayakiste de Lachine est passé de celui qui se classait dans l'équipe nationale de justesse à l'un des meilleurs kayakistes du pays. Uni à Cochrane presque par hasard en 2010, il a pris le sixième rang aux Championnats du monde quelques mois plus tard. Après une contre-performance aux Mondiaux de l'an dernier - éliminé en demi-finale -, le duo canadien est monté pour la première fois sur le podium en Coupe du monde cette saison.

«Si ce n'était pas du 200 mètres, je ne serais peut-être pas en train de pagayer, pense Fournel. Ça a changé ma carrière. J'irais même jusqu'à dire que ça a changé ma vie.»

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Un autre événement qui a changé la vie d'Hugues Fournel quand il avait 9 ans: la mort de son père Jean, atteint de leucémie. Jean Fournel a représenté le Canada en K4 aux JO de Montréal en 1976. Pompier à Lachine après sa carrière sportive, M. Fournel était une personnalité très appréciée dans sa communauté. Hugues ne compte plus les fois où il s'est fait arrêter dans la rue pour qu'on lui raconte des anecdotes ou les exploits de son père.

«Mon père, c'était mon héros, et ce l'est toujours», résume celui dont la mère, Guylaine Saint-Georges, est aussi une kayakiste de niveau international.

Petit, Hugues se souvient qu'il se promenait dans la résidence familiale de Lachine avec des uniformes de son père sur le dos. Baigner dans un environnement olympique ne lui rendait pas plus réaliste l'atteinte de l'objectif de se rendre aux Jeux. Au contraire.

«Le fait qu'il avait participé aux Jeux olympiques, c'était immense pour moi, se rappelle-t-il. Je n'en revenais pas. Dans ma tête, je me disais: comment tu peux faire ça? C'est impossible.»

La réponse est venue de sa soeur aînée Émilie, qui s'est qualifiée pour les Jeux olympiques de Pékin dans le K4 canadien. Performante depuis son jeune âge, engagée et concentrée sur son sport, Émilie était l'antithèse d'Hugues, un touche-à-tout qui refusait de partir s'entraîner en Floride l'hiver venu, préférant faire de la planche à neige avec ses amis.

La qualification olympique d'Émilie a représenté un véritable déclic pour Hugues. «À ce moment-là, je me suis dit: si ma soeur est capable, je suis capable.»

Émilie Fournel rit de bon coeur quand on lui rapporte les propos de son frère. Elle a été touchée quand elle les a lus sur LaPresse.ca, le mois dernier. «Entre frère et soeur, parfois on s'obstine... souligne-t-elle, jointe à l'entraînement en Suède. Je sais qu'il a beaucoup de potentiel. Je disais: go Hugues, on fait ci, on fait ça. Des fois, on pense qu'on est fatigant, que ce qu'on dit lui entre par une oreille et sort par l'autre. Quatre ans plus tard, je réalise que ça a fonctionné.»

Unique représentante féminine du Canada à Londres (K1200 m et 500 m), Émilie sait qu'elle pourra compter sur son plus fidèle allié à Eton Dorney, lieu des épreuves de canoë-kayak des JO. Hugues sera là pour l'aider à mettre son embarcation à l'eau, et vice versa.

«La dernière personne à qui je vais parler avant de partir sur l'eau, je sais que ce sera elle, souligne Hugues. Sur le plan familial, sans qu'on s'en parle, c'est sûr qu'on se rapproche le plus possible de notre père.»

De précieux souvenirs

Pour Hugues, c'est une camisole portée aux Jeux olympiques de Montréal en 1976. Pour Émilie, c'est un carnet d'entraînement détaillé menant à ces Jeux. Les deux kayakistes gardent de précieux souvenirs de leur père Jean, mort de la leucémie à l'âge de 41 ans, en 1997.

Hugues Fournel traîne la camisole usée partout où il va. Il l'a portée sous son maillot lors de plusieurs courses importantes. La dernière fois, c'était lors des essais canadiens printaniers à Lake Lanier, en Géorgie. «Je la mets sans vraiment y penser. Plus je peux me rapprocher de lui, mieux je me sens.» Il n'a pas encore décidé s'il la portera sous sa combinaison à Londres.

Il y a plusieurs années, Émilie a trouvé le journal d'entraînement de son père dans une vieille boîte poussiéreuse, chez sa grand-mère à Lachine. Tout y est consigné jusqu'aux J.O. de Montréal: entraînements, poids, pulsations au repos, nourriture, états d'âme, etc.

Émilie ne l'a lu qu'une seule fois au grand complet, mais en conserve un héritage inestimable. «Sportivement, c'est le plus près que je ne pourrai jamais être de mon père.»