«London is the place for me...» Ce couplet, popularisé par le chanteur caribéen Lord Kitchener en 1948, est aujourd'hui le refrain de trois millions de Londoniens nés à l'étranger. Des émirs qui achètent les fleurons de la ville aux ouvriers de l'Europe de l'Est, Londres est plus cosmopolite que jamais. Et cela ne fait pas l'affaire de tous. À deux semaines des Jeux olympiques, notre journaliste dresse le portrait d'une capitale qui fait rêver le monde entier.

Un nouvel édifice a rarement autant divisé l'opinion des Londoniens. Les uns admirent son gigantisme; les autres, comme le prince Charles, prétendent qu'il lacère le profil urbain.

N'empêche que des centaines de milliers de Londoniens l'ont cherché dans le ciel étoilé le 5 juillet dernier. Le Shard, imposante structure de verre de 310 mètres, s'est illuminé à deux pas de London Bridge, le temps d'un spectacle de lasers.

Mais contrairement à ce que voudrait faire entendre le maire Boris Johnson, le Shard ne symbolise pas le triomphe de Londres sur la récession. La plus haute tour de l'Europe est plutôt un monument aux nouveaux maîtres de la capitale: les richissimes investisseurs étrangers.

Attirés par des exemptions fiscales controversées, les oligarques russes, les parvenus asiatiques et les califes arabes s'emparent des joyaux de Londres quand ils ne se paient pas des gratte-ciel futuristes à coup de milliards.

Ville à vendre

Pour les cheikhs du Qatar, en particulier, Londres est une véritable planche de jeu Monopoly. En plus du Shard, conçu par l'architecte italien Renzo Piano, ils ont acheté le magasin Harrods, le nouveau village olympique, la tour d'appartements de luxe One Hyde Park, 20 % des parts de la Bourse de Londres et la liste continue.

Ainsi, les investisseurs étrangers possèdent depuis peu la majorité des locaux de la City, quartier des affaires, soit 52 %. Cette proportion était de 8 % en 1980.

Londres, ville à vendre? Cette vague d'acquisitions n'inquiète personne dans la capitale championne du libre marché. Et le gouvernement britannique refuse de durcir la loi fiscale pour les immigrants aisés, qui n'ont qu'une contribution de 30 000 livres sterling (47 000 $CAN) à payer au cours des sept premières années de résidence.

David Cameron va jusqu'à présenter Londres comme un havre fiscal sur la scène internationale. Au G20 de Mexico, le 19 juin, il a promis de dérouler le «tapis rouge» aux Français millionnaires une fois que leur taux d'imposition s'établira à 75 %, comme le souhaite le nouveau président François Hollande.

Environ 400 000 Français habitent déjà la capitale.

Bras polonais

En revanche, tout en bas de l'échelle migratoire, aucun tapis rouge n'attend la main-d'oeuvre à bon marché. Les Polonais sont arrivés par centaines de milliers depuis leur accession à l'Union européenne, en 2004, preuve que le «rêve londonien» a la vie dure, même en temps de récession.

Si les migrants des anciennes colonies (surtout indiens et jamaïcains) ont rebâti la mégapole à la suite de la Seconde Guerre mondiale, les Européens de l'Est construisent maintenant à la sueur de leur front les «immeubles trophées» financés en pétrodollars.

D'ailleurs, ils constituaient le tiers des ouvriers sur l'emplacement du nouveau parc olympique, où le tabloïd Daily Mail a trouvé des consignes de sécurité écrites en polonais seulement. Pas moins de 123 000 Polonais sont employés à Londres, surtout pour du travail manuel.

Bien sûr, la ville demeure un pôle d'attraction pour les jeunes cerveaux. Près des deux tiers des arrivants entre 2004 et 2007 étaient titulaires d'un diplôme universitaire, selon une étude de la London School of Economics.

Capitale gastronomique

Forcément, cette ouverture sur le monde a transformé le tissu urbain au cours de la dernière décennie. Aux boutiques de saris et aux boucheries de viande halal se sont ajoutés les épiceries polonaises et les lycées français.

Aussi, Londres est maintenant un paradis gastronomique, selon le chef français Alain Ducasse. Une cinquantaine de restaurants sont étoilés par les dieux culinaires du guide Michelin, au grand plaisir des oligarques russes.

Et dans une ville qui compte 300 dialectes, les langues étrangères s'insèrent naturellement dans la scène artistique. Au printemps dernier, 37 pièces de Shakespeare ont été présentées dans 37 langues au célèbre théâtre du Globe.

Étranger dans son pays

La capitale britannique a-t-elle vendu son âme contre un internationalisme à tous crins? En tout cas, elle serait en train de perdre son «anglicité» selon le comédien John Cleese, ancien membre de Monty Python, qui s'y sent comme un étranger.

«Londres n'est plus une ville anglaise, a-t-il déclaré en septembre dernier. C'est ainsi que nous avons obtenu les Jeux olympiques: en vantant Londres comme la ville la plus cosmopolite du monde.»

Il ne faut pas chercher longtemps dans un pub londonien pour trouver des compatriotes qui corroborent ses propos.

Au pub O'reilly's, dans le quartier ouvrier de Kentish Town, deux hommes originaires de Newcastle s'inquiètent pour leur emploi. «Mon collègue et moi sommes en ville pour un projet de forage et tous les autres ouvriers sur le chantier sont polonais», dit Paul Smith, 42 ans.

À quelques tables, un sans-abri tient les étrangers responsables de sa situation. «Les Somaliennes avec leurs nombreux enfants ont priorité pour les logements sociaux», s'indigne Allan Moatn, 52 ans.

Sujet longtemps tabou, l'immigration inquiète 75% des Britanniques, et en particulier le premier ministre, qui a durci les critères d'attribution des visas aux arrivants non européens.

L'envers de la médaille, c'est que les athlètes provenant de 204 pays ne se sentiront pas si dépaysés pendant les Jeux d'été. Ni les délégations d'affaires avec leurs mallettes remplies de devises étrangères.

Londres cosmopolite en chiffres

3,6 % Londoniens de race mixte

300 dialectes parlés

42 % d'enfants allophones

Londres est au 6e rang du palmarès des villes comptant le plus de Français

8 000 000 Population totale (recensement de 2001)

65 % sont des travailleurs d'origine étrangère de la City, quartier des affaires

150 000 arrivants non européens par année

1 million de migrants nets de 1997 à 2009 (moins le nombre d'émigrés londoniens).

Les hauts et les bas des clans ethniques de Londres

Les ploutocrates russes

Londongrad. C'est un des surnoms de la capitale en raison de la forte présence d'oligarques russes. Ils ont choisi Londres pour dépenser leur fortune acquise à la chute de l'Union soviétique. Le plus connu est Roman Abramovitch, discret propriétaire de l'équipe de soccer londonienne Chelsea, championne de la ligue européenne. Vient ensuite Alexander Lebedev qui possède quatre journaux londoniens, dont l'Evening Standard, avec son fils Evgeny.

Ces milliardaires préfèrent aussi régler leurs comptes en sol britannique. Abramovitch est poursuivi ces jours-ci devant un tribunal de Londres par son ancien ami, l'antipoutiniste Boris Berezovski, pour la somme de 5 milliards de dollars. Mais parfois, ces durs à cuire usent de la méthode forte pour venger les trahisons, comme en fait foi l'empoisonnement au polonium d'Alexander Litvinenko, ancien espion russe, dans un restaurant londonien en 2006.

Les hommes en dishdasha

Ils se promènent en Lamborghini et en Bugatti Veyron. Ils achètent des «maisons d'été» sur Bishop's Avenue, surnommée l'allée des dictateurs. Et ils flambent des millions de dollars dans les boutiques et les hôtels de luxe de Knightsbridge, où résideraient une centaine de familles saoudiennes. Les califes de la région du golfe Persique adorent Londres et la capitale le leur rend bien.

Un clan est plus en vue: les Al-Thani, puissante famille du Qatar, souvent invitée à prendre le thé avec la reine Élisabeth. L'émirat aurait investi 20 milliards de dollars dans les fleurons de la capitale. Une bagatelle pour ce pays dont le PIB est de 182 milliards de dollars américains. Londres a une dette envers le Qatar, selon Irvine Sellar, promoteur britannique du Shard qui fut construit au coût de 2,3 milliards. C'est justement ce qui inquiète le principal syndicat du pays, GMB. «Nous nous réveillerons un jour pour découvrir que ce minuscule État persique nous a à sa merci», a dit son secrétaire général, Justin Bowden.

Les serveurs bangladais

C'est bien connu: le plat de cari a remplacé le fish and chips dans le coeur des Londoniens. Or, ce qui l'est moins, c'est que la plupart des 8000 restaurants indiens sont exploités par la communauté bangladaise. Cette industrie, dont les recettes totales sont estimées à 4 milliards de dollars, est une formidable porte d'entrée pour les immigrants bangladais, au nombre de 116 000 dans la capitale. Certains travaillent 60 heures par semaine pour parfois seulement 5 $ l'heure.

La faillite guette pourtant plusieurs «maisons de cari» qui peinent à recruter des chefs de l'étranger. La raison? Le durcissement de la politique d'immigration des conservateurs au pouvoir. Les critères d'attribution des visas sont trop sévères, selon les restaurateurs. Ainsi, le quart des offres d'emploi demeurent lettre morte. En revanche, les restaurants indiens ne manquent pas de bonimenteurs; il y en avait deux par porte à notre dernier passage dans la mythique Bricklane, surnommée Banglatown.