«Tiger est l'Élu. Il a le pouvoir de toucher des nations. Pas des gens. Des nations.» avait déclaré le père de Tiger Woods, Earl, à Sports Illustrated en 1997.

Cette année-là, on croyait presque assister à la réalisation d'une prophétie. Tiger Woods remportait la première de ses sans doute nombreuses victoires au Tournoi des Maîtres. Il devait dominer son sport. Il devait le transcender. Devenir une sorte d'héritier de Muhammad Ali, un symbole.

Douze années plus tard, on constate qu'il est devenu un des plus grands athlètes des dernières décennies. Mais peut-être pas un des plus importants personnages sportifs. Si Ali était trop intelligent et trop libre pour ne pas être un peu fou, Woods ressemble pour sa part à un robot. Sur le parcours, il électrifie comme Ali électrifiait sur le ring. Mais le reste du temps, il endort.

Robot au golf, car il ressemble plus à une machine qu'à un humain. Suffit de regarder son programme d'entraînement spartiate. Avec un tel régime, le résultat est aussi prévisible qu'excitant. Tiger peut gagner la guerre physique. Soit en assénant un K.-O. simultané à 143 adversaires avec ses coups improbables, soit en laissant les autres s'épuiser et tomber d'eux-mêmes à force de vouloir provoquer les choses.

Tiger peut aussi gagner la guerre psychologique. Il aime démolir le moral des autres, poliment. Ces confrontations semblent même lui servir d'oxygène. Une anecdote parmi tant d'autres: au Championnat amateur des États-Unis en 1996, Woods accusait cinq trous de retard à mi-chemin du match final. Son coach Butch Harmon le prend à part. «T'as remarqué que la copine de Steve (Scott, son adversaire) riait de toi?» C'était faux, bien sûr. Mais juste assez pour mener l'orgueilleux à une de ses plus mémorables remontées.

Autre anecdote, celle-là à la ronde finale de l'Omnium des États-Unis, en juin dernier. Pour la troisième fois en quatre jours, il amorce sa ronde avec un double boguey. «Ce n'était pas un bon départ, hein?» l'a nargué son cadet Steve Williams. « F*** you. Je vais gagner ce tournoi», réplique-t-il.

Tiger est même capable d'héroïsme - qu'on pourrait définir ici comme de jouer blessé, se la fermer et gagner. Au même Omnium des États-Unis, il a disputé 91 trous avec un ligament déchiré au genou et une double fracture de stress au tibia. Tout cela sur sa jambe gauche, celle qui encaisse le choc de sa descente à 125 milles à l'heure. Une version golfique d'Ali qui mange à la paille en attendant que sa mâchoire guérisse? Oui, pas mal.

Tiger inc.

À l'extérieur du golf, le robot endort. Trop parfait, sans aspérité ou sans éclat. Ali était diablement intelligent, et il le savait. Ses mots, il les utilisait comme ses poings pour provoquer et dénoncer. On se souvient peut-être même plus de son «No Viet-Cong ever called me a nigger» que de sa victoire au Zaïre.

Woods forme plutôt une redoutable machine de relations publiques. Lui aussi ne manque pas d'intelligence. Il parle peu et prudemment. Toujours le bon mot. Plus il vieillit, plus il semble immunisé contre la controverse. Le rêve mouillé d'un commanditaire. Ce qui explique en partie pourquoi son visage trône sur les affiches d'aéroports partout sur la planète, et pourquoi il devrait devenir le premier athlète à dépasser le milliard en revenus.

Woods - Ali? Oui, la comparaison est injuste. Les circonstances font les hommes, et Woods n'arrive pas pendant les émeutes à Birmingham ou la conscription pour le Vietnam. Mais si on ose la comparaison, c'est à cause de la famille Woods elle-même. Dans un article ésotérique de Sports Illustrated en 1997, Earl Woods assurait que son fils ferait plus pour l'humanité que tout homme avant lui. Incluant Bouddha, Gandhi et Mandela. Il débitait le tout en retenant ses larmes.

L'été précédent, Tiger venait de lancer sa carrière professionnelle avec une pub frondeuse de Nike. «Hello World», défiait-il avant de dénoncer le racisme de certains clubs privés. Mais dans les années suivantes, Tiger a finalement très peu utilisé sa formidable tribune. Après sa victoire au Tournoi des Maîtres en 1997, il refusait même l'invitation du président Clinton de célébrer à New York le 50e anniversaire de l'arrivée de Jackie Robinson avec les Dodgers de Brooklyn. L'année dernière, à Dubaï, il souriait en levant les yeux au ciel quand un reporter lui a demandé de commenter la campagne d'Obama. «Oh mon Dieu, nous voilà repartis», disait-il.

À l'invitation du président Obama, Tiger était le seul athlète invité au micro du Lincoln Center, en janvier dernier, pour son inauguration. Le fils d'un vétéran du Vietnam s'est limité à un discours prudent et convenu, une apologie ronflante du service militaire. Rien de reprochable. Mais rien d'exceptionnel non plus. Quand Tiger s'engage, c'est loin des caméras. Par exemple, avec sa Fondation vouée aux jeunes défavorisés.

On le comprend, Tiger n'est pas hypocrite, nombriliste ou désagréable. Tous ceux qui ont assisté à ses conférences de presse peuvent le confirmer. C'est seulement qu'il préfère vivre sa vie en privé. Et c'est son choix.