Nous sommes sur le bord d'une route anonyme à Augusta, en Géorgie. Ça doit bien faire trois minutes qu'on est là, près du resto qu'il se prépare à acquérir. Et déjà, Tshimanga se met à critiquer. «Il va falloir refaire ce terrassement... À l'avant du restaurant, c'est vide, il va falloir poser des drapeaux... Man, on peut pas laisser ça comme ça.»

Tshimanga m'avait bien prévenu: même s'il ne court plus avec un ballon dans les mains à chaque dimanche, il est encore un fier compétiteur. Un vrai. «Si on arrête ici sur le bord de la route et qu'on décide de jouer un match de football amical, je vais vouloir te battre quand même», m'avait-il dit en chemin, sourire aux lèvres.

 

Alors nous voici devant un établissement de la chaîne de restauration rapide Bojangles', qui marche fort dans le Sud des États-Unis. Ce Bojangles'-ci, sur la petite route à Augusta, ce sera bientôt le Bojangles' de Tshimanga. Plus que quelques détails à régler, et il deviendra propriétaire du resto, qui se spécialise dans le poulet frit. «Ici, le monde adore ça. Il faut que tu essayes, il n'y a rien comme ça à Montréal», jure-t-il.

Quelques minutes plus tard, au moment de retourner à son appartement à Aiken, en Caroline-du- Sud, le technicien informatique qui est là pour réparer son ordi lui pose LA question: «Hey, tu ne jouais pas au football avant?» Tshimanga n'aime pas vraiment quand les gens lui posent LA question. «J'aime mieux quand les gens ne me reconnaissent pas», chuchote-t-il.

Tshimanga, c'est bien sûr Tshimanga Biakabutuka. Né en Afrique, arrivé au Québec à l'âge de 6 ans avec sa famille. Il s'est mis au football sur le tard, à l'âge de 16 ans, mais il n'a pas mis de temps à faire sa marque, de la NCAA à la NFL.

Des Québécois qui jouent dans la NFL, c'est rare. Des Québécois qui deviennent porteurs de ballon et qui s'offrent des matchs de plus de 100 verges au sol sur les terrains américains, c'est encore plus rare. C'est en plein le genre d'exploits qu'a réussi Tshimanga lors de sa trop courte carrière parmi les géants du football américain.

Avec le temps, on a peut-être oublié combien sa réputation était énorme au moment de faire le saut chez les pros. Après une carrière universitaire couronnée de succès à l'Université du Michigan, les Panthers ont fait de lui leur premier choix au repêchage de 1996. Il a été le huitième choix au total, devant des joueurs aussi prestigieux que Marvin Harrison et Ray Lewis. Il s'est amené en Caroline avec un joli contrat de six ans en poche, pour 12,5 millions de dollars.

Malheureusement, celui que les fans américains surnommaient Touchdown Tim n'a pas été chanceux. En tout, sa belle aventure n'a duré que six saisons. Son nom figure toujours dans le livre des records des Panthers (sa moyenne de 5,2 verges par course lors de la saison 1999 demeure un record d'équipe), mais il aurait voulu en faire plus. Beaucoup plus.

«C'est ça qui est dur à accepter, ajoute-t-il. Je sais que j'aurais pu faire mieux que ça. Je sais que j'aurais pu être l'un des meilleurs demis de la ligue, je sais que j'aurais pu connaître une carrière digne du Temple de la renommée.»

Tshimanga a aujourd'hui 34 ans. Il n'a pas trop changé, même s'il a pris une vingtaine de livres depuis sa retraite. Il ne s'ennuie pas du football. Il n'a d'ailleurs pas remis les semelles au stade des Panthers depuis sa retraire («à cause des bouchons de circulation», explique-t-il). Mais il y a un truc qui le chicote: la blessure au pied. La damnée blessure au pied. «Ne pas savoir ce que j'aurais pu accomplir, ça demeure difficile», dit-il en soupirant.

Non, il n'a pas oublié ce jour d'octobre 2001 à Washington, contre les Redskins. En fait, il s'en souvient trop bien. «J'avais le ballon, et un gars de la ligne défensive m'a attrapé. Il m'a jeté par terre, et mon pied droit est resté pris dans le gazon. J'ai senti quelque chose. Puis un autre gars m'a sauté dessus, et un autre, et un autre...»

Tshimanga est resté au sol. Une fois au vestiaire, il savait qu'il n'allait plus jamais jouer au football de sa vie. «Mon pied était déplacé, il était à l'envers et il pendait... C'était horrible. J'ai dû être opéré d'urgence, le docteur ne savait pas s'il allait devoir amputer mon pied ou non. Ça faisait mal...»

Le retour sur le chemin de la santé a été long. Et pénible. Trois opérations au total, et deux années complètes avant même de pouvoir marcher normalement. «Encore aujourd'hui, quand c'est trop humide, je sens comme une petite douleur, le matin aussi», confie-t-il.

Retranché par les Panthers en 2002, il a bien essayé un retour. Puis un deuxième. Puis un troisième. «J'ai tenté ma chance avec les Jaguars, avec les Broncos, avec les Bucs. À chaque fois, le médecin refusait de signer mes papiers. Les Ravens ont appelé mon agent en 2003, mais je lui ai dit de laisser faire...»

Tshimanga le reconnaît sans hésiter: la transition entre la NFL et la «vraie» vie n'a pas été facile. «Tu joues au football depuis que t'es jeune. Ton talent, c'est le football. Tu connais rien d'autre. Et puis soudainement, d'un jour à l'autre, tu dois t'habituer à la vie normale. Tu tombes de haut, tu commences à te demander qui tu es, et tu te rends compte combien ta valeur est associée au sport. La première fois que j'ai mis un habit pour aller travailler, j'étais très nerveux.»

Pas du genre à se décourager, le retraité s'est lancé dans le merveilleux monde des bijoux, en ouvrant deux bijouteries dans la région de Charlotte. L'expérience a duré quatre ans pour le premier magasin, deux ans pour le deuxième. C'est d'ailleurs ce deuxième magasin qui lui a fait perdre beaucoup d'argent. Combien? «Man, ça va me faire pleurer si j'en parle», dit-il.

La maman et les cinq frères et soeurs de Tshimanga sont encore à Boucherville. Lui? Il revient au Québec de temps à autre, environ deux fois par année. «Mais seulement l'été», tient-il à préciser.

Avant de prendre congé, il me parle de son petit frère. «Il s'appelle Rémi. Il a 19 ans et il est porteur de ballon à Vanier. Je suis allé le voir jouer il y a un mois, et j'ai appelé l'entraîneur des demis à l'Université du Michigan. Il est bon...»

Sur ce, Tshimanga retourne à son appartement, à Aiken. Sur son bureau, les dossiers du Bojangles' sont classés dans un ordre méthodique. Cette fois, le défi de Tshimanga n'est plus de déjouer des secondeurs de 250 livres, mais bien de vendre du poulet frit.

Le Colonel Sanders peut commencer à trembler.