Si vous dirigiez une équipe de sport professionnel qui connaît enfin ses premiers véritables succès et qui, par surcroît, peut légitimement aspirer aux plus grands honneurs, auriez-vous l'intention d'aller à la guerre sans les services de votre meilleur soldat?

Non?

Pourtant, c'est exactement le sort que réservent les patrons des Nationals de Washington au jeune lanceur partant Stephen Strasburg : s'asseoir sur le banc, mâcher de la gomme et regarder ses coéquipiers disputer les matchs les plus importants dans l'histoire de l'organisation.

La dernière présence de Strasburg sur la butte, en 2012, était attendue mercredi contre les Mets au Citi Field de New York, mais elle a plutôt eu lieu hier, à la suite d'une mauvaise sortie face aux Marlins.



Le gérant Davey Johnson a annoncé samedi que l'as de 24 ans ne lancerait plus cette saison. Il a par ailleurs dit que selon lui, la couverture médiatique intense d'une limite de manches a pu nuire à la concentration de son droitier.

«Il a connu toute une saison, a dit Johnson. Le niveau de couverture qu'il reçoit est incroyable. Je pense que dans des circonstances comme ça, n'importe qui aurait de la misère à se concentrer seulement sur son travail, dans un match. Et puis il a atteint sa limite de tirs, alors on peut aller de l'avant et finalement parler d'autres choses.»

«C'est tout un lanceur et tout un compétiteur. Je sais que ça le travaillait depuis des semaines», a poursuivi le gérant, ajoutant que lui, l'entraîneur des lanceurs, Steve McCatty, et le directeur général Mike Rizzo avaient pris une décision unanime.

«Je dois faire ce qui est le mieux pour le joueur. C'est un athlète doué mais quand vous n'avez pas toute votre concentration, l'exécution n'est pas précise comme elle doit l'être. Je trouve que le baseball se joue à 90 ou 95 pour cent au niveau mental, et il est humain comme tout le monde. Je pense que ce serait risqué de lui accorder un autre départ.»

Strasburg, 24 ans, figure déjà parmi les meilleurs de sa profession. Sauf que le grand droitier a subi une reconstruction ligamentaire du coude droit (la fameuse opération de type «Tommy John») en septembre 2010, après seulement 12 départs dans le baseball majeur.

«Bien que l'on améliore la stabilité du coude, cette chirurgie [la reconstruction ligamentaire] ne procure pas un coude normal. Ça prend plus d'un an à solidifier les ligaments reconstruits, explique le docteur Sylvain Gagnon, chirurgien orthopédiste et professeur agrégé à l'Université de Montréal.

«Chaque équipe en charge de la rééducation utilise son protocole et je ne suis pas surpris que l'on retienne un joueur pour une ou deux saisons même s'il performe bien. Une rechute est plus dramatique.»

La délicate intervention, jumelée au fait que Strasburg ne totalisait que 92 manches d'expérience dans les grandes ligues avant de passer sous le bistouri, motive assurément le directeur général des Nationals, Mike Rizzo, dans sa démarche... pour le moins controversée.

Les Nationals occupent le premier rang dans la division Est de la Ligue nationale, loin devant les Braves d'Atlanta, et ils surfent allègrement vers une première participation aux séries éliminatoires depuis le déménagement des Expos dans la capitale américaine, en 2005.

Après une longue attente et plusieurs saisons empreintes de médiocrité, les Nationals, dans leur version améliorée, sont manifestement prêts pour exploser sur la grande scène du baseball.

Manque de créativité

Rizzo et l'état-major des Nationals veulent visiblement protéger le joyau de leur organisation et leurs intentions paraissent nobles. Mais pour le timing, on repassera.

On reproche notamment aux dirigeants des Nationals un manque de créativité dans leur gestion de l'agenda de Strasburg cette saison. N'avaient-ils pas la possibilité de rajuster le calendrier de leur premier de classe en fonction d'une éventuelle participation aux éliminatoires?

À ceux qui critiquent l'approche des Nationals, et ils sont très nombreux dans le district de Columbia, Rizzo répond simplement: «Ils n'ont que 10 % des données que nous disposons pour prendre cette décision.» Difficile d'argumenter.

Les Nationals ont agi précisément de la même façon avec le droitier Jordan Zimmermann la saison dernière, alors que celui-ci faisait un retour après une reconstruction ligamentaire: 160 manches et des poussières, puis la fin.

La différence? Washington n'aspirait pas aux séries...

Zimmermann s'impose cette année comme un lanceur de premier plan, de quoi fournir des munitions aux défenseurs de la position des Nationals.

Évidemment, «le plan» des Nationals n'offre absolument aucune garantie. Un lanceur de puissance comme Strasburg peut se blesser à tout moment, qu'importe la charge de travail, imposante ou pas.

D'aucuns approuvent l'attitude de l'organisation - le Washington Post a même publié un éditorial qui appuyait l'initiative des Nationals. Mais d'autres sont moins convaincus.

Certains joueurs, dont le vétéran réserviste Mark De Rosa, ont exprimé leur mécontentement, tandis que le gérant Davey Johnson, bien qu'il affirme du bout des lèvres que ce soit «la bonne chose à faire», cache vraiment mal sa déception.

L'ancien lanceur Tommy John, qui a le premier expérimenté l'opération qui porte désormais son nom, en 1974, n'en revient pas.

«Si j'étais un partisan des Nationals, je serais très contrarié», a-t-il déclaré dans une entrevue radiophonique au réseau ESPN. Je n'achèterais certainement pas de billets la saison prochaine.»

Détail non négligeable: Strasburg doit renouveler son contrat pendant la saison morte, et l'influence de l'agent Scott Boras pèse probablement lourd dans la balance...

Les Nationals sont-ils trop prudents avec le surdoué Stephen Strasburg? Rendus en séries éliminatoires, regretteront-ils leur décision? La réponse dans quelques semaines.

Avec l'Associated Press