Depuis 36 ans, une petite messe du vélo se tient dans l'ouest de l'île de Montréal presque chaque mardi que l'été amène. La plupart des cyclistes québécois de renom y sont venus rouler, y compris David Veilleux, qui pédalera ses derniers kilomètres du Tour de France demain. Notre journaliste y a fait un pèlerinage mardi dernier. Compte rendu.

Mardi de touffeur, un peu passé 17h, parc LaSalle, à Lachine. Un couple fin de la quarantaine, avec chacun une chaise pliante en bandoulière. Une odeur de barbecue flotte dans l'air. Ils s'installent sur le bord de la rue, placent leur boisson dans le porte-verre de l'appui-bras, prêts pour le spectacle.

En avant-goût, la course des minimes, qui moulinent leurs petits braquets en cuissards bouffants. Suivront les cadets à 18h, qui s'élanceront avec les femmes. Avant le programme principal: la Coupe Pro Élite des Mardis cyclistes de Lachine, une affaire qui remonte à 1978, quand Joseph "Tino" Rossi et une dizaine d'amis ont aligné des cailloux sur la 10e Avenue pour tracer une ligne d'arrivée.

Trente-cinq saisons plus tard, M. Rossi, 73 ans, est toujours à la tête des Mardis. Il prend ça aussi au sérieux que s'il organisait le Tour de France. Le voilà dans sa chemise blanche, accueillant les invités dans l'enclos VIP, où un repas sera servi.

N'importe qui peut prendre le départ. Avec une licence, ça coûte 18$. Sinon, il faut ajouter 10$. La grande question est de savoir si des vedettes s'amèneront à la dernière minute. La semaine précédente, Guillaume Boivin et Hugo Houle, membres d'équipes professionnelles européennes, avaient gratifié le public de leur présence.

Parlant de vedette, Lyne Bessette est assise sous le chapiteau de l'équipe Fantino-Mondello/Cycles Régis. Elle accompagne son chum Tim Johnson, multiple champion américain de cyclo-cross. Le cycliste de 35 ans est venu à Lachine pour mettre la touche finale à sa journée d'entraînement.

Lyne Bessette est déjà passée par là. À l'époque, ça ne lui tentait pas tellement quand son entraîneur Éric Van den Eynde l'envoyait aux "Lachine" pour la tenir affûtée. Sa première course ne s'était pas très bien passée. Elle avait chuté au premier tour, entraînant avec elle Sébastien Moquin.

Justement, le voilà. Moquin fait la bise à Bessette et raconte: «On t'avait crinquée et on t'avait laissée aller devant au premier tour. Tu avais mis tout un pace! Au troisième tournant, badaboum!» Bessette s'était éraflé l'épaule jusqu'à la cheville. «Je m'étais relevée et j'avais fini la course», précise-t-elle.

Moquin allait par la suite devenir triple champion des Mardis de Lachine. Aujourd'hui, il est copropriétaire de la boutique Cycles Régis et "directeur" de l'équipe Fantino-Mondello. Les guillemets parce qu'il ne se prend pas au sérieux, ce qui ne veut pas dire que son rôle ne lui tient pas à coeur. En matinée, il s'est assis dans la balançoire chez lui pour préparer un plan de course qu'il a envoyé à tous ses "boys".

Quatre bons paragraphes avec des phrases comme «un train préassemblé se forme pour démolir le pack», «aussitôt la ligne du sprint passée, on fait sauter le charbon du train avec P.-O.» et «après ton sale effort, tu (bip) le bordel là-dedans»... La missive a provoqué un échange d'une trentaine de courriels, où chacun apportait son grain de sel.

Une demi-heure avant le départ, Moquin rafraîchit la mémoire de ses ouailles. L'idée est simple: faire dérailler les plans de l'équipe Garneau-Québecor, qui domine les débats depuis le début de la saison, au profit de leur leader Jean-François Laroche, avocat à temps plein et quintuple champion des Mardis, qui vise le record de six du "roi" Yannick Cojan.

Avec quatre étapes sur dix à faire, Moquin sent que le temps risque de lui manquer. D'autant plus qu'il s'attend à ce que Louis Garneau arrive avec ses coureurs les plus forts pour les dernières étapes.

Pierre-Olivier Boily, le P.-O. en question, doit orchestrer une contre-attaque-surprise après le dernier sprint intermédiaire. «Quand il va partir, ça va faire mal en tab...! prévient Moquin. P.-O., je sais que tu es prêt à manger l'asphalte, mais je ne veux pas que tu partes ça à 60 km/h. Les gars ne seront pas capables de prendre le relais.»

Pour mener à bien cette entreprise, Fantino-Mondello s'est adjoint trois "mercenaires": l'Américain Johnson, Antoine Duchesne, nouveau champion canadien U23, et Martin Gilbert, un autre ancien champion des Mardis (quatre fois) fraîchement retraité.

«Ce sont des chums. Personne n'est payé ici», prend soin de préciser Moquin.

À 22 ans, Duchesne est l'un des coureurs québécois les plus prometteurs de sa génération. Lachine lui sert de complément à sa préparation. «Si tu es actif et que tu ne regardes pas derrière, c'est un bon entraînement, évalue-t-il. J'essaie de tirer le maximum possible de tours.»

La course est lancée par Tino Rossi et sa propre version du «let's get ready to rumbleeee!». Les spectateurs (environ un millier) verront les 74 coureurs passer 31 fois. La brise soulevée par le peloton filant à 50 km/h n'est pas désagréable.

Le vénérable Czeslaw Lukaszewicz, 49 ans, traîne à l'arrière du peloton avec son fils Miguel, 18 ans. «Quand j'ai commencé, il y a 15 ans, c'est Czeslaw qui faisait le show», se souvient Sébastien Moquin. Miguel s'arrête et retourne à la voiture, suivi par son père quelques tours plus tard. Il y a eu des chutes et Czeslaw n'est pas prêt à prendre les mêmes risques qu'à l'époque. Il y a quelques semaines, l'athlète olympique (2000) et quadruple champion canadien a lui-même visité le bitume. Il en a été quitte pour un gigantesque hématome au flanc.

«Je n'ai plus la même motivation, plaide le Polonais d'origine. Avant, j'étais prêt à toucher le pneu du gars en avant. Si tu n'es pas à 100%, c'est très difficile. Hé, ça roulait à 52 km/h dans le vent de face.»

Au fil des tours, le peloton s'égraine, révélateur de la disparité des forces. Véronique Labonté, l'une des deux femmes en course, s'accrochera presque jusqu'à la fin.

Au-dessus du lot, Simon Lambert-Lemay et Pierrick Naud, deux des quatre membres de Garneau-Québecor, raflent presque tous les sprints intermédiaires.

Comme prévu, P.-O. Boily, les yeux révulsés, s'envole après le dernier sprint intermédiaire. La stratégie fonctionne... à moitié. Rémi Pelletier-Roy, coéquipier de Lambert-Lemay et Naud, referme l'écart à lui seul, grâce à un long relais à quelque 55 km/h.

Lambert-Lemay triomphe, suivi de son coéquipier Naud, qui conserve son maillot jaune de leader. Martin Gilbert prend le troisième rang.

À la brunante, Tino Rossi dirige la cérémonie du podium. Les trois premiers reçoivent une plaque pour leurs efforts. L'animateur invite les quelque 100 spectateurs toujours présents à entonner un «Mon cher Simon» pour Lambert-Lemay, qui fête ses 23 ans.

Il est 21h15. On achève de démonter les chapiteaux des équipes. Tim Johnson souligne à Antoine Duchesne combien il est chanceux de pouvoir compter sur cet événement singulier. «Tu ne verras jamais ça aux États-Unis, dit l'Américain. Tu apprends beaucoup, c'est comme une école. Tu commences une carrière ici.»

Ou tu la finis.