Pour certains, il s'agit d'un défi sportif. Pour d'autres, un sommet mythique où ils ne mettront les pieds qu'en rêve. Mais pour des dizaines de sherpas, l'Everest est avant tout un milieu de travail; le plus dangereux milieu de travail sur terre.

Les 16 corps engloutis par une avalanche, il y a sept jours, sont là pour en témoigner. La tragédie la plus meurtrière de l'histoire de l'Everest ravive un malaise qui perdure dans la communauté des alpinistes: afin de nourrir leur famille, ces sherpas risquent leur vie au service de riches aventuriers.

Dimanche, les sherpas ont cessé le travail; ils demandent que le gouvernement népalais mette en place une série de mesures et menacent de faire grève. Leur principale requête a trait aux compensations versées aux familles des travailleurs tués le 18 avril. Elles se situent autour de 400 $ par famille. Ils demandent 1000 $.

Une délégation d'officiels népalais a été dépêchée d'urgence, hier, de la capitale Katmandou jusqu'aux contreforts de l'Everest. La situation est grave pour les autorités, qui tirent 3,3 millions de dollars annuellement en droits d'ascension de la part des alpinistes. Déjà, plusieurs Occidentaux ont quitté le camp de base devant la menace d'une grève des sherpas, qui sont essentiels à leur expédition.

Mais peu importe les gains qu'ils obtiendront dans ces négociations, à peu près rien ne changera du danger extrême que courent les sherpas pour gagner leur vie. Dans les trois dernières saisons, 21 sont morts sur l'Everest.

Selon des données recueillies par le magazine américain Outside, un sherpa sur l'Everest risque 12 fois plus de mourir en fonction que ne risquait de mourir un soldat américain durant les années les plus meurtrières de la guerre en Irak (2003 à 2007). De 2004 à 2014, le taux de mortalité annuel des sherpas sur la plus haute montagne du monde s'est établi à un peu plus de 4%.

C'est l'équivalent d'une PME de 25 employés qui verrait, chaque année, 1 salarié mourir au travail.

«La manière dont sont traités les sherpas sur les expéditions ressemble, avec quelques exceptions, à la manière dont les patrons traitaient leurs employés tout de suite après la révolution industrielle, a écrit il y a quelques jours l'alpiniste norvégien Jon Gangdal, dans une lettre ouverte au journal Nepali Times. Tout est fait pour le bénéfice et l'intérêt du propriétaire. »

Un risque inhérent

Selon plusieurs observateurs, la sécurité des sherpas est de plus en plus menacée sur l'Everest en raison de l'engouement grandissant pour la montagne. En 1993, 129 grimpeurs se sont rendus au sommet. Vingt ans plus tard, en 2013, ils étaient 658.

Ce sont les sherpas qui sont chargés de transporter les milliers de kilos que nécessitent les expéditions d'étrangers. Ils traversent notamment le dangereux glacier de Khumbu, le plus haut du monde, où a eu lieu la tragédie du 18 avril.

Les sherpas sont donc de plus en plus sollicités. Les charges transportées augmentent également puisque le recours aux bonbonnes d'oxygène ne cesse d'augmenter sur la montagne.

«Il n'y a pas vraiment de solution. Oui, s'il y avait moins de grimpeurs sur l'Everest, il y aurait moins de sherpas dans les sections dangereuses. Mais ce serait un dur coup pour l'économie des sherpas», estime l'alpiniste québécois Gabriel Filippi.

Filippi, qui a pris part à cinq expéditions sur l'Everest, pense que la commercialisation du plus haut sommet du monde est inévitable. Les sherpas en profitent eux aussi, rappelle-t-il. Un sherpa peut empocher entre 3000 et 5000 $ par saison. Le salaire moyen au Népal est de 700 $.

«Si on met un frein à la commercialisation de l'Everest, il va y avoir beaucoup moins de travail pour les sherpas. Ce serait le retour de la pauvreté pour eux, dit-il. Il n'y a rien d'autre à faire pour eux dans cette région à part planter des patates.»

«Avec l'argent qu'ils font, plusieurs envoient leurs enfants à l'école privée à Katmandou, ajoute-t-il. Ils espèrent qu'ils n'auront pas à faire le même métier qu'eux.»

Gabriel Filippi souligne qu'un recours accru aux hélicoptères pourrait faciliter le travail des sherpas, en réduisant le temps qu'ils passent dans le dangereux glacier de Khumbu. «Mais le gouvernement l'empêche et ne permet l'utilisation des hélicoptères que pour les opérations de secours.»

Plus fondamentalement, la situation des sherpas sur l'Everest soulève des questions morales importantes. Est-il inévitable que de riches Occidentaux - le coût moyen d'une expédition sur l'Everest se situe autour de 50 000 $ - placent des sherpas dans des situations si dangereuses?

«Nous, les étrangers, tentons de réaliser nos ambitions égoïstes de réussite, écrit Jon Gangdal dans sa lettre. Les sherpas sont à l'extrême opposé: ils luttent tout en bas pour assurer leur survie.»

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Sherpa et sherpa

Pourquoi écrit-on parfois «Sherpa» et d'autres fois «sherpa»? Les Sherpas sont des membres d'un groupe ethnique originaire du Tibet et vivant en haute altitude. Les sherpas sont des guides qui servent dans les expéditions himalayennes. La majorité des sherpas sont des Sherpas, mais pas tous. Par exemple, 3 des 16 victimes de l'avalanche du 18 avril appartenaient à un autre groupe ethnique du Népal.