Aujourd'hui, dans les rues de Montréal, ils seront presque 2000 à courir le marathon, dont une poignée d'Africains. Gageons que ce sera l'un d'eux, Kényan ou Éthiopien, qui l'emportera. Une question de génétique ou d'entraînement? La Presse s'est penchée sur cette énigme qui divise la communauté des chercheurs.

Lorsqu'il a croisé la ligne d'arrivée, Samuel Wanjiru a fait le signe de croix puis s'est agenouillé. En courant le marathon en 2:06,32, le Kényan battait le record olympique établi en 1984 par Carlos Lopes par presque 3 minutes. Le 24 août, à Pékin, il venait de remporter la première médaille d'or du Kenya à l'épreuve de 42,2 km.

L'exploit est venu garnir le tableau de chasse impressionnant des Kényans, qui règnent sur l'épreuve du marathon depuis les années 1990. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Parmi les dix plus rapides marathons enregistrés, six ont été courus par des Kényans. Ils ont gagné le plus prestigieux marathon du monde, celui de Boston, 16 fois durant les 18 dernières années - au point qu'un éditorialiste du Boston Globe parle l'an dernier de la "tyrannie kényane". Leur souveraineté s'exerce même en profondeur: au dernier marathon de Rotterdam, par exemple, les cinq premiers coureurs étaient Kényans!

Cette singulière suprématie a bien entendu intéressé les scientifiques. D'autant plus que presque tous les coureurs d'élite du pays proviennent des tribus Kalenjin, qui ne comptent que 3 millions de membres. Une population équivalente à celle de Montréal, donc, qui domine outrageusement la reine des courses.

«C'est la concentration géographique la plus couronnée de succès dans l'histoire du sport», remarque l'auteur et coureur John Manners, né au Kenya.

Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer la réussite des Kalenjin. La plus médiatisée d'entre elles est sans doute l'explication génétique: les Africains de l'Est posséderaient "le gène de la course". Mais d'autres chercheurs en privilégient une plus simple: les Kényans vivent pour courir.

Mollets de gazelles

Le physiologiste Bengt Saltin est peut-être le scientifique qui a mis le plus d'effort à percer le mystère kényan. Il a publié plusieurs études significatives sur la question au cours des années 1990, comparant des coureurs d'élite kényans et scandinaves.

Il a ainsi trouvé que les Kalenjin n'avaient pas un VO2 max (volume d'oxygène consommé) supérieur aux Danois. Par ailleurs, leurs muscles avaient des taux de fibres rouges, ou fibres de l'endurance, comparables.

Mais les coureurs kényans avaient un avantage de poids: leurs jambes étaient moins lourdes. Saltin a découvert que leurs mollets étaient plus légers de 400 grammes en moyenne. Avec l'effet de balancier, ils dépenseraient 8% moins d'énergie au kilomètre. Et avec la même quantité d'oxygène, ils courraient plus vite.

«Je pense qu'il y a des gènes spéciaux en jeu», avait commenté Bengt Saltin en 2000, au moment de la publication de son étude.

Professeur émérite au département de kinésologie de l'Université de Montréal, François Perronet estime que le facteur génétique est incontournable. «Ce n'est pas un gène qui détermine les performances au marathon, nuance-t-il. Ce sont des centaines, des milliers. Et ce n'est pas parce qu'on ne les a pas trouvés qu'ils n'existent pas.»

Pour d'autres chercheurs, l'hypothèse génétique est surfaite. «Nous sommes aussi à la recherche de gènes spéciaux, mais nous n'en avons pas trouvé, note le directeur du International Centre for East African Running Science, Yannis Pitsiladis. Et je ne pense pas que nous en trouverons.»

La question génétique est controversée. Lorsqu'il a entendu les conclusions de l'étude de Saltin, le grand coureur Kip Keno n'a pas apprécié. «Il n'y a rien dans ce monde sans le travail et l'effort, s'est insurgé le premier médaillé d'or kényan avec sa victoire au 1500 m à Mexico en 1968. La course est une question de mental.»

Comme une majorité de chercheurs, Yannis Pitsiladis est d'accord avec Keno. Il croit que l'environnement et la culture expliquent davantage les succès kényans que les gènes. Il cite l'altitude optimale à laquelle vivent et s'entraînent les Kalenjins, dans la Vallée du Rift, 2500 mètres au-dessus du niveau de la mer. Là, des enfants de 5 ans courent à l'école, souvent 10 kilomètres par jour. La course à pied y est le seul sport pratiqué, par des jeunes qui rêvent de gagner le marathon de Boston et de rafler les 100 000$ de bourse.

«La course est perçue comme un moyen de sortir de la pauvreté», dit le Dr Pitsiladis à La Presse, qui l'a joint en Éthiopie où il mène une étude. «En Occident, on commence à courir à la fin de l'adolescence, note-t-il. Ici, c'est à l'enfance. Le mode de vie correspond à un entraînement de marathonien.»

Le chercheur croit que la domination des Kényans et des Éthiopiens en course d'endurance ne pourra pas durer. L'urbanisation va, croit-il, radicalement changer le mode de vie des «tribus de coureurs».

Mais il faudra encore beaucoup de temps avant que les Européens et les Nord-Américains redeviennent compétitifs. Comme l'a noté l'ancien champion européen du 5 km, Bruce Tulloh, les temps de course ont diminué dans plusieurs pays occidentaux depuis 20 ans. L'athlétisme y a été délaissé pour d'autres sports.

«Pourquoi les Africains sont-ils si dominants? demandait Tulloh dans un récent article. Parce que la course est un sport de pauvres. Et l'Afrique a des millions d'athlètes pauvres prêts à travailler fort. Parce qu'ils n'ont rien à perdre.»