Après avoir été invisibilisées et criminalisées, leur histoire quasi ignorée, les lesbiennes du Québec sortent de l’ombre, avec la publication d’Archives lesbiennes, un ouvrage unique et sans précédent de quelque 1000 pages, et presque autant de photos, lancé samedi dans le cadre des festivités de la Journée de visibilité lesbienne. Pour illustrer à quel point on revient de loin, retour sur cette histoire inédite en sept temps choisis, avec l’autrice, Julie Vaillancourt.

Une loi étendue aux femmes

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Julie Vaillancourt, autrice du livre Archives lesbiennes

Les femmes lesbiennes sont pendant des siècles, sinon inconnues, du moins invisibilisées, sphère privée oblige. Ce qui n’est pas exactement le cas des hommes, comme en témoigne la fameuse loi sur la « sodomie » ajoutée au Code criminel canadien en 1892, criminalisant toute activité sexuelle entre personnes de même sexe. Dans les années 1950, cette loi est étendue aux femmes. C’est d’ailleurs ce qui vaudra à une première femme d’être accusée de « grossière indécence » à Yellowknife, dès 1955, avec la cause La Reine contre Moore. Une quadragénaire d’origine afro-américaine est en effet accusée d’avoir « osé embrasser une autre femme de manière impudique ». Elle sera même accusée de « Lesbianisme » (avec un grand L), quoiqu’acquittée en appel.

Elsa Gidlow, poétesse

PHOTO TIRÉE DES ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

Jeune Elsa Gidlow en cravate, 1920. (Elsa Gidlow Papers (#1991-16)), Courtoisie de la GLBT Historical Society.

Retour au début du XXe siècle, où germent enfin les balbutiements d’une vie culturelle lesbienne à Montréal, autour de la poétesse canado-américaine Elsa Gidlow, à qui l’on doit le tout premier volume de poésie ouvertement lesbien en Amérique du Nord (On a Grey Thread, 1923). « Le lesbianisme est d’abord associé à des cercles très littéraires et bourgeois », précise Julie Vaillancourt. Elsa Gidlow se joint au magazine anglophone et underground Fantastic Flies (Les mouches fantastiques), premier au pays à aborder de front (et même célébrer) les questions gaies. Ironiquement, elle quitte ensuite Montréal pour New York, faute d’avenues pour rencontrer d’autres lesbiennes ici, dit-elle.

Audacieuse inauguration du Rideau Vert

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Mercedes Palomino et Yvette Brind’Amour, le 12 février 1974

Si s’afficher demeure dangereux pour les lesbiennes jusque dans les années 1960, elles apparaissent néanmoins tranquillement par l’entremise des arts vivants. Le Théâtre du Rideau Vert, fondé par Yvette Brind’Amour et son amoureuse Mercedes Palomino en 1948, ose une inauguration audacieuse avec la pièce Les innocentes (Liliam Hellman), interdite à Boston, à Chicago, puis à Londres, laquelle dénonce le puritanisme ambiant, abordant de front l’« homosexualité féminine », mais pas le lesbianisme. « Les lesbiennes sont présentes, confirme Julie Vaillancourt, mais ne sont encore une fois pas nommées. »

Les purges et le cas de Martine Roy

PHOTO TIRÉE DES ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

Martine Roy (au centre) en 1984 avec ses collègues des Forces armées canadiennes. Courtoisie de Martine Roy.

Dur à croire et pourtant, « ça s’est passé au Canada », rappelle Julie Vaillancourt. À cette même époque, et tandis que l’homosexualité est considérée comme un crime (par la loi), un péché (par la religion) ou une maladie (par la science), le pays procède à une véritable « purge » de sa fonction publique, sa Gendarmerie royale et ses Forces armées. C’est la guerre froide et on associe les homosexuels, femmes incluses, aux communistes. Un professeur de psychologie de l’Université Carleton à Ottawa, Frank Robert Wake, invente la « fruit machine », censée identifier les gais, façon Orange mécanique, abandonnée rapidement. Mais les purges se poursuivent, comme en témoigne le cas de Martine Roy, porté à l’écran en 1989 dans un court métrage documentaire (Une fille de ma gang, de Marilyn Burgess). L’ex-militaire subit différents interrogatoires et traitements psychiatriques, avant d’être congédiée, à cause de son homosexualité.

1969 : début d’une véritable petite révolution

En 1969, avec le « bill omnibus », Pierre Elliott Trudeau décriminalise les actes homosexuels commis en privé par des adultes consentants. Un changement de cap de taille, à une nuance près. « Cela vient, jusqu’à un certain point, criminaliser les actes homosexuels commis en public », nuance Julie Vaillancourt. Ainsi en font foi les nombreuses descentes policières dans les bars gais, mais aussi lesbiens, qui commencent à apparaître ici et là à Montréal.

Les années 1970 et l’underground lesbien montréalais

  • Le bar Des ponts de Paris (fondé en 1955) dans les années 1980

    PHOTO SUZANNE GIRARD, TIRÉE DES ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

    Le bar Des ponts de Paris (fondé en 1955) dans les années 1980

  • Le bar Des ponts de Paris (fondé en 1955) dans les années 1980

    PHOTO SUZANNE GIRARD, TIRÉE DES ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

    Le bar Des ponts de Paris (fondé en 1955) dans les années 1980

  • Denise Cassidy à la porte de son club Baby Face, en 1979

    PHOTO SUZANNE GIRARD, TIRÉE DES ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

    Denise Cassidy à la porte de son club Baby Face, en 1979

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Les bars lesbiens se font nettement plus discrets que leurs homologues gais. On les compte sur les doigts d’une main : Des ponts de Paris (le plus ancien, dès 1950), Chez madame Arthur (dans les années 1970, rue Bishop, où se trouve aujourd’hui l’Institut Simone de Beauvoir, adresse mythique ayant inspiré le roman de Marie-Claire Blais Les nuits de l’underground), et Chez Baby Face. Malgré leur faible visibilité, ils sont aussi sujets à des descentes policières. La plus célèbre est sans doute celle du bar gai Le Truxx, en 1977, laquelle sera suivie, le lendemain, de l’une des premières manifestations à la défense des droits des gais du Québec, présidée par Jeanne d’Arc Jutras, pionnière du mouvement des droits des gais et lesbiennes (privée de la garde de son fils à 20 ans, à cause de son orientation). La même année, le Québec devient la première province à interdire la discrimination selon l’orientation sexuelle. Le Canada suivra 20 ans plus tard.

Des années 1980 à aujourd’hui

Les années qui suivent, 1980 et 1990, incarnent l’« âge d’or » du lesbianisme montréalais. Des tas de revues (Revue L), documentaires (Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, revisité en 2022) et festivals (Image+Nation) à thématique lesbienne apparaissent. Tout comme des bars, cette fois concentrés sur le Plateau, notamment rue Saint-Denis, tandis que les bars gais se déplacent vers le Village. On pense au Labyris, à l’Exit ou au Lilith. Suivront des bars mixtes (le Lézard et le Zorro) puis quantité d’autres adresses dans le Quartier latin. Depuis le Drugstore, fermé en 2013, il n’y a plus un seul bar pour femmes à Montréal. « À l’image de la société, c’est devenu plus inclusif », avance Julie Vaillancourt, qui espère que les jeunes femmes en apprendront beaucoup sur leur communauté en lisant ces archives. L’objectif est de « ne pas oublier ces figures qui ont ouvert la voie avant nous », dit-elle.

À propos de l’ouvrage

PHOTO DU LIVRE ARCHIVES LESBIENNES, FOURNIE PAR L’ASSOCIATION DES LESBIENNES DU QUÉBEC

Archives lesbiennes propose un survol ambitieux quoiqu’en « fragments » de l’histoire de « celles qui aiment les femmes ».

Composé de deux tomes et fruit de deux années de recherche, Archives lesbiennes propose un survol ambitieux quoiqu’en « fragments » de l’histoire de « celles qui aiment les femmes » et qui ont jusqu’ici été quasi invisibilisées, de la Grèce antique à aujourd’hui. Publié par les éditions Saphiques du Réseau des lesbiennes du Québec, l’ouvrage, relu par un comité consultatif composé de Dominique Bourque et Line Chamberland (Mémoires lesbiennes), sera offert pour consultation à BAnQ. Seuls 200 exemplaires en édition limitée ont été imprimés.

Consultez le site du Réseau des lesbiennes du Québec