Serge Savoie avait toujours eu les yeux fragiles. Il y a deux ans, néanmoins, il conduisait encore sa voiture.

Puis, sans qu'on sache trop pourquoi, sa santé oculaire a commencé à se détériorer. Les opérations chirurgicales se sont multipliées. Ses yeux n'ont pas tenu le coup. Aujourd'hui, l'homme de 40 ans vit en permanence dans un épais brouillard.

Serge Savoie est aveugle, mais cela ne l'empêche pas d'utiliser son ordinateur, de surfer sur l'internet ou de s'offrir le dernier roman de Dany Laferrière. Cela ne l'empêchera pas non plus de retourner aux études, en septembre, afin de réorienter sa carrière.

Tout cela sans la moindre connaissance du braille. Avec les innombrables technologies qui s'offrent à lui, il n'en a pas besoin. Et il est loin d'être le seul: «Parmi tous les gens qui ont perdu la vue au cours des dernières années, je n'en connais pas un qui lit le braille.»

On a longtemps cru que la télévision et les nouvelles formes de médias tueraient le livre et la lecture. C'est plutôt le célèbre système d'écriture tactile inventé par Louis Braille en 1829 qui semble en voie d'extinction.

Aux États-Unis, selon la Fédération nationale des aveugles, moins de 10% des non-voyants parviennent désormais à déchiffrer le braille. La moitié des enfants aveugles l'apprenaient dans les années 50; il n'y en a plus que 1 sur 10.

«Avant, c'était le braille ou rien, explique Chantal Nicole, enseignante aveugle à l'Institut Nazareth et Louis-Braille. Maintenant, on a des enregistreurs miniatures, des livres audio, des synthèses vocales adaptées aux ordinateurs... Bref, une foule de moyens qui n'existaient pas à l'époque.»

C'est ainsi que le braille risque d'être bientôt relégué aux oubliettes de l'histoire. Et ce n'est pas un progrès pour tout le monde. Plutôt une régression, de l'avis de plusieurs non-voyants, qui jugent que les synthèses vocales et autres appareils électroniques risquent de produire une nouvelle génération d'aveugles analphabètes.

Un apprentissage difficile

Serge Savoie a bien essayé de se mettre au braille. Mais il s'est découragé.

«Ce n'est pas rien d'apprendre le braille, surtout à mon âge. C'est très difficile. J'ai préféré consacrer mes efforts à l'apprentissage de programmes informatiques. Et je n'ai pas de regrets parce que ces technologies m'ouvrent beaucoup plus de portes. Je ne pourrais pas surfer sur l'internet avec le braille.»

Comme lui, la grande majorité des adultes qui perdent la vue renoncent à l'apprentissage du braille après quelques années de vains efforts, selon Chantal Nicole. Alors, l'Institut a modifié son approche. «Désormais, on ne les oblige plus à commencer par le braille. On leur offre d'autres moyens qui leur permettent d'être fonctionnels plus rapidement, en sonore, et on ajoute le braille au besoin.»

Les enfants, eux, continuent d'apprendre le braille pour lire et écrire. Mais ils sont beaucoup moins nombreux à le faire que dans les années 50.

À l'époque, tous les enfants atteints d'une déficience visuelle, peu importe sa gravité, étaient envoyés dans une école spécialisée de Montréal où tout le monde apprenait le braille. D'ailleurs, bien des enseignants étaient eux-mêmes aveugles.

Les choses ont changé. «On intègre maintenant les enfants dans des écoles ordinaires, où on favorise l'utilisation maximale du résidu visuel grâce aux loupes et aux caméras», explique Richard Lavigne, président de l'Association québécoise pour l'utilisation, la promotion et l'évolution du braille.

«Il n'y a plus aucun prof aveugle au Québec, ajoute-t-il. Et comme les enseignants ne maîtrisent pas le braille, ils ne sont pas motivés à en faire la promotion. Pour eux, c'est une surcharge de travail.»

Le problème, c'est que bien des enfants malvoyants sont atteints de maladies dégénératives et finissent par perdre complètement la vue à l'âge adulte. Or, il est plus facile d'apprendre le braille à 7 ans qu'à 30.

Des débats houleux

Louis Braille n'avait que 3 ans quand il s'est crevé un oeil avec une serpette dans l'atelier de son père, bourrelier à Paris. La blessure s'est infectée, puis l'infection a atteint l'autre oeil et rendu le garçon aveugle. Quelques années plus tard, le jeune homme débrouillard a mis au point une méthode de communication qui a changé la vie des non-voyants dans le monde entier.

Le braille a permis aux aveugles d'acquérir une indépendance dont ils ne pouvaient jusque-là que rêver. Il leur a permis d'accéder à l'éducation. Tout un monde de connaissances s'est alors ouvert à eux. Enfin, ils pouvaient lire. Pour des millions de gens, Louis Braille a été un héros, un sauveur.

Pas étonnant que le déclin de son système d'écriture, qui a tant fait pour sortir les aveugles de l'isolement, suscite aujourd'hui des débats houleux parmi les non-voyants.

«Le braille, c'est la base. C'est essentiel. On ne peut pas vivre, étudier, travailler, faire de la musique sans l'écriture. Mais les jeunes sont de plus en plus dirigés vers l'audio. À mon avis, c'est rendre les gens analphabètes que de ne pas leur fournir de livres en braille», dit Denise Beaudry, aveugle depuis l'enfance.

Une étude de l'Université de Calgary a comparé les textes d'élèves qui utilisent le braille à ceux qui ne fonctionnent qu'avec l'audio. La prose de ces derniers était confuse et désordonnée, «comme si toutes leurs idées étaient entassées dans un récipient, brassées et jetées au hasard sur une feuille de papier, comme des dés sur la table», ont constaté les chercheurs.

Ces jeunes gens intelligents, qui s'exprimaient avec éloquence, étaient presque illettrés. Ils écrivaient au son, de façon saccadée, sans jamais se soucier de la structure du langage.

Une autre étude a montré que, «pour l'intégration et le maintien en emploi, ceux qui connaissent le braille ont plus de succès. Ils ont une meilleure orthographe et peuvent faire des opérations informatiques plus complexes, comme de la programmation de texte», souligne Richard Lavigne.

Le déclin du braille risque un jour d'inciter les gouvernements à réduire leurs subventions dans ce domaine, craint-il. «Notre défi, c'est de convaincre les décideurs et les aveugles eux-mêmes que le braille est encore le meilleur moyen d'accéder à la culture et à l'emploi.»

Serge Savoie n'a pas totalement abdiqué. Pour lui, le braille reste important dans la vie de tous les jours. «Les voyants ne s'en rendent pas compte, mais il y a beaucoup de choses adaptées en braille autour de nous. Les numéros d'étage dans les ascenseurs, par exemple. Pour l'instant, ces petits points saillants sont aussi inutiles pour moi que pour un voyant.»

Pour les ascenseurs, et pour bien d'autres choses, la fin du braille n'est pas pour demain, croit-il. «Ça ne disparaîtra pas, mais les gens seront beaucoup moins pressés de l'apprendre...»