Modification de l'espace-temps? Cinquième dimension? L'annonce de la détection de particules voyageant plus vite que la lumière a ébranlé les fondements de la physique moderne et enflammé l'imaginaire des misérables Terriens qui scrutent leur univers. Prudence, disent les spécialistes. Il faudra étudier de près les résultats observés en Europe avant de balancer les manuels de physique à la poubelle. En attendant, il y a du boulot pour les cerveaux. Du gros, gros boulot pour comprendre les petits, tout petits neutrinos.

Albert Einstein nous l'avait pourtant bien dit: rien ne voyage plus vite que la lumière. À part peut-être la rumeur, ajoutaient les mauvaises langues...

Alors quand des scientifiques européens ont annoncé avoir fait voyager des neutrinos plus vite que la lumière, la planète scientifique s'est emballée. Einstein s'est-il trompé? Pierre Depommier, physicien des particules à l'Université de Montréal, bondit, horrifié par l'allusion. «Non, Einstein ne s'est pas trompé. Il a formulé des théories en partant des connaissances de l'époque.»

D'autant plus que sa théorie de la relativité n'est pas un dogme tombé du ciel, mais une équation maintes fois vérifiée. D'où l'accueil prudent des scientifiques, une semaine après la petite bombe lancée par les scientifiques européens.

Résumons. La semaine dernière, des physiciens travaillant sur un projet d'observation des neutrinos, sorte de poussières de particules sous-atomiques (on parle ici d'infiniment, infiniment tout petit), ont fait publiquement part de leur étonnement: la vitesse à laquelle ont voyagé leurs neutrinos a atteint 299 798 454 mètres par seconde. Or la lumière, réputée grande championne indétrônable de la vitesse, n'atteint «que» 299 792 458 mètres par seconde. Les neutrinos seraient donc 60 milliardièmes de seconde plus rapide.

Perplexes, les scientifiques du projet d'étude, appelé OPERA, ont vérifié et contre-vérifié leurs mesures pendant des mois. En vain. «Nous n'avons découvert aucun effet dû aux instruments qui pourrait expliquer le résultat de la mesure», a déclaré le porte-parole d'OPERA, Antonio Ereditato, de l'Université de Berne. D'où l'appel lancé aux physiciens du monde entier pour qu'ils vérifient leurs données.

Assez étonné du résultat, comme toute la communauté scientifique d'ailleurs, le physicien Georges Azuelos de l'Université de Montréal dit que l'expérience «bouleverse tout ce qu'on a connu». «On ne s'y attendait pas du tout!», ajoute-t-il, précisant que les chercheurs d'OPERA étudiaient d'abord la mutation des neutrinos et qu'ils sont tombés par hasard sur des mesures de vitesse qui clochaient.

Mais «il faut faire preuve de prudence», rappelle M. Depommier. «Un résultat ne doit être validé que s'il a été confirmé par plusieurs groupes de recherche travaillant de façon indépendante. Il s'agit d'expériences difficiles et des vérifications s'imposent.»

Et la supernova de 1987, alors?

«Il faudrait tout d'abord expliquer pourquoi toutes les autres expériences précédentes n'ont pas observé cette vitesse supérieure à celle de la lumière!», s'est exclamé le physicien français Yves Sacquin, du Commissariat français à l'énergie atomique, dans la revue Sciences et Avenir.

Les scientifiques citent notamment les mesures captées lors de l'explosion d'une supernova en février 1987: en se basant sur la théorie de la relativité, ils avaient réussi à prévoir avec succès le moment où les neutrinos et les photons émis par l'étoile en fin de vie allaient parvenir à la Terre. Or, si les neutrinos étaient à ce point plus rapides que la lumière, ils seraient arrivés bien avant l'heure prévue.

Bref, ce pourrait n'être qu'une partie de la théorie de la relativité qu'il faudrait reviser.

Plusieurs interrogations subsistent notamment sur la possibilité de mesurer précisément la distance entre le point de départ des neutrinos, dans l'accélérateur de particules à Genève, en Suisse, et le point d'arrivée du détecteur situé à 732 km de là, dans le laboratoire de Gran Sasso, en Italie. L'opération est plus complexe qu'il n'y paraît: non seulement il faut compter tous les centimètres (la marge d'erreur estimée par les scientifiques d'OPERA est de 20 cm), mais il faut tenir compte d'une foule de facteurs qui font bouger la croûte terrestre pendant la journée, comme la position de la Lune.

Les hypothèses que créent ces résultats frôlent le délire pour les néophytes. Il est question d'une cinquième dimension, d'effets qui précèdent la cause, de voyage dans le temps... Jacques Martino, directeur de l'Institut national de physique nucléaire et des particules en France, a réfléchi tout haut avec les journalistes. «Peut-être le neutrino va-t-il à la vitesse de la lumière, mais, au lieu de prendre le chemin normal, il triche et prend un raccourci, en plongeant par exemple dans les autres dimensions... Ce serait rigolo.»

Peut-être, mais ça promet quelques maux de tête dans les prochaines années. «Savez-vous que dans la situation actuelle, nous comprenons à peu près 5% de la matière contenue dans l'univers? Et encore là, le 5% est approximatif», dit Pierre Depommier. «On parle de matière sombre, d'énergie sombre. Ceci résulte des progrès de l'astronomie et de l'astrophysique, qui nous permettent de voir de plus en plus loin dans l'univers. Rappelez-vous l'aventure de ces chercheurs qui pensaient atteindre l'Inde en se dirigeant vers l'ouest. Il a fallu refaire la carte du monde. Maintenant, en physique, il y a du travail pour les jeunes.»

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GRAPHIQUE 1 - L'atome (voir et agrandir la photo)

L'atome est constitué d'un noyau - protons et neutrons - autour duquel gravitent les électrons.

GRAPHIQUE 2 - Le neutron à l'état libre

Normalement, les neutrons se trouvent à l'intérieur du noyau de l'atome. Mais ils peuvent en être libérés, par exemple, après une réaction nucléaire. Le neutron à l'état libre se désintègre alors en trois particules: un proton, un électron et un neutrino. Le neutrino peut aussi être créé, comme dans l'expérience OPERA, à partir d'un «pion», une particule non présente à l'état naturel. Outre la fission nucléaire, l'énergie libérée par le Soleil et les étoiles engendrent aussi une pluie de neutrinos qui bombardent la Terre - quelque chose comme des milliers de milliards chaque seconde...

GRAPHIQUE 3 - L'expérience OPERA

Véritable passe-muraille, le neutrino traverse la matière comme un fantôme. Sa masse n'est pas nulle, mais presque: il oscille et change de forme, passant du neutrino électronique au neutrino muonique ou au neutrino tauique. Une transmutation que cherchait à étudier l'expérience OPERA. Pour y parvenir, les scientifiques ont dirigé un faisceau de neutrinos, créés dans un accélérateur de particule à Genève, vers le détecteur situé à 732 kilomètres de là, à l'intérieur de la montagne de Gran Sasso en Italie. Les neutrinos ont voyagé sous la Terre, et la distance entre le point de départ et d'arrivée a été mesurée le plus précisément possible en distance et en temps. Résultat: 2,4 millisecondes. Soit 299 798 kilomètres par seconde. Ou 60 milliardièmes de seconde plus vite que la lumière.

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E=mc2

La théorie de la relativité d'Einstein est sans doute la formule la plus connue des sciences physiques.

L'énergie (E, en joules) est le produit de la masse (m, en kilogrammes) par le carré de la vitesse de la lumière (c2, soit 299 792 458 m/s au carré)

L'équation fournit donc la quantité maximale d'énergie que peut produire une masse. C'est le cadre de l'espace-temps de la physique.

Mais s'il est possible de dépasser la vitesse de la lumière, quelle est la nouvelle valeur de l'énergie? Le «c» devra peut-être être remplacé par une autre valeur... Mais quoi?