Pour eux, le moucheron écrasé sur le pare-brise pèse autant que les chamois qui batifolent sur les cimes: dans le massif français du Mercantour (sud-est), les chercheurs cheminent au ras du sol pour recenser l'ensemble des vivants. Même les sans-grade, les obscurs.

Chaque trouvaille va rejoindre la banque de données du plus grand inventaire de faune et de flore jamais conduit en Europe, le All Taxa Biodiversity Inventory (ATBI) lancé en 2007, qui associe une trentaine d'instituts de recherche et Muséums d'histoire naturelle européens.«L'objectif est d'être le plus exhaustif possible: d'identifier, d'inventorier et de classer, puis d'étudier les interactions entre les écosystèmes et les espèces», explique Marie-France Leccia, chef du projet.

«A ce stade, 5.714 espèces ont été recensées (contre 3.200 en 2007), mais on est loin du compte: le Mercantour en compterait 15 à 20.000» tout compris, des grands ongulés qui font sa renommée - les chamois et les bouquetins - aux insectes et aux plantes.

C'est comme une cote de mailles, expliquent souvent les naturalistes: si un maillon lâche, ça ne compte pas. Mais au bout du compte, c'est l'ensemble qui finit par se détricoter.

Or au rythme de l'érosion de la biodiversité dans le monde - de 0,1% à 1% par an - des milliers d'espèces disparaissent avant d'être passées à l'inventaire.

Jumelé avec son voisin italien l'Alpi Maritime, le parc national du Mercantour qui présente dans le sud-est de la France plus de 2.500 km2 de nature protégée et figure comme l'un des 34 «points chauds» de la biodiversité mondiale s'est porté candidat pour mener l'expérience (financée par l'Etat, l'Europe et la principauté de Monaco).

L'avantage de ce programme d'envergure est d'attirer et de fédérer les spécialistes en taxonomie de l'Europe entière. Cette spécialité, qui consiste répertorier et classer les espèces, est elle-même une espèce en voie de disparition avec moins de 1.000 taxonomistes dans toute l'Europe.

«On essaie de combler une lacune, il existe de nombreuses familles orphelines que personne n'étudie. Pour les coléoptères ou les diptères (les mouches), c'est carrément sinistré», remarque Gaël Lancelot, représentant d'EDIT (European Distributed Institute of Taxonomy), un réseau financé par la Commission européenne qui fédère les experts pour l'inventaire.

«Si on découvrait une nouvelle planète avec de la vie, on se ruerait pour financer la recherche. Sur Terre, on a moins de 2 millions d'espèces décrites, mais on estime que 5 à 50 M restent inconnues», ajoute-t-il.

Pour Armelle Coeur d'Acier, spécialiste des pucerons, ce programme va permettre d'établir un «point zéro» pour les comparaisons à l'avenir, notamment pour mesurer l'impact du réchauffement climatique, de l'urbanisation ou de la pollution.

Le premier inventaire de cette envergure, depuis 1998 dans le parc américain des Great Smoky Mountains dans les Appalaches, est toujours en cours: 16.800 espèces ont été répertoriées, sur 50 à 100.000 estimées.

«Nous, on est parti pour 10 à 15 ans. En 10 ans, on aura acquis autant de connaissance qu'en un siècle au rythme habituel», estime Florent Favier, responsable de la communication du Mercantour. «L'essentiel est de se pencher sur la biodiversité négligée: au-delà de celle, visible et porteuse d'émotion, il faut mettre les moyens nécessaires sur ce qui paraît moins noble. Les vertébrés ne représentent que 4% de la biodiversité sur terre».