Il y a quarante ans cette semaine, un homme posait le pied sur la Lune. Un exploit qui force encore l'admiration de nos jours. C'était un pari complètement fou, à l'image de cette décennie décoiffante. Le 25 mai 1961, le président John F. Kennedy électrise son peuple: avant la fin de cette décennie, les Américains vont envoyer un homme sur la Lune et le ramener sain et sauf sur Terre. Rien de moins.

Le 20 juillet 1969, c'est mission accomplie. À 23h, Neil Armstrong pose le pied sur la surface poudreuse de la Lune. Sur Terre, des centaines de millions de téléspectateurs suivent l'événement en direct.

Un pari fou et périlleux. Mais un pari qui enchante la planète, plongée dans une décennie de profonds bouleversements.

C'est le monde entier qui bouille pendant la course spatiale. Cinq jours après le vol orbital de Gagarine (avril 1961), les combattants cubains entraînés par la CIA débarquent dans la Baie des Cochons. La RDA érige le mur de Berlin trois mois après le vol de Shepard (mai 1961). Kennedy lance son «Nous avons choisi de nous rendre sur la lune (...) non pas parce que c'est facile, mais plutôt parce que c'est difficile» un mois avant la crise des missiles de Cuba (1962). Il meurt l'année suivante, alors que les Russes envoient la première femme dans l'espace, Valentina Terechkova.

Pendant qu'Alexei Leonov se balade pour la première fois hors de son vaisseau spatial (1965), les Américains s'enlisent au Vietnam. Au terme d'une année qui a vu l'armée soviétique débarquer à Prague et des pavés voler dans les rues de Paris, Apollo 8 transporte trois hommes en orbite autour de la Lune (1968). Jamais encore les humains ne s'étaient rendus aussi loin.

Quand Apollo 11 s'envole, le 16 juillet 1969, Richard Nixon préside les États-Unis et George Pompidou, la France. Harold Wilson est premier ministre du Royaume-Uni, Pierre Elliott Trudeau, celui du Canada, et Jean-Jacques Bertrand vient de prendre la relève de Daniel Johnson au Québec.

Un Québec qui avait déjà construit de grands barrages, érigé un gratte-ciel, creusé un métro, reçu la planète à l'Expo et était à la veille d'être choisi pour présenter les Olympiques. C'est aussi un an avant la Crise d'octobre: des bombes du FLQ avaient commencé à exploser, le Parti québécois n'avait pas encore un an et les libéraux de Robert Bourassa piaffaient en attendant de reprendre le pouvoir.

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«Apollo n'était pas un programme scientifique; c'était une autre bataille dans la guerre froide», a récemment dit l'ancien astronaute William Anders (Apollo 8).

Et au nom de la course à la Lune, les Américains ont pris des risques incroyables. Le tiers des fusées du programme Mercury (1959-1963) ont explosé en vol. Le programme Gemini (1965-66) a déjà frôlé la catastrophe. L'immense majorité des médecins ne pensaient pas que l'homme puisse fonctionner en apesanteur, ou supporter les forces d'accélération nécessaires pour se mettre en orbite. «Je ne pense pas que la société serait prête à courir le même genre de risque aujourd'hui, croit Robert Lamontagne. Ce n'est pas une critique, ce n'est seulement pas le même genre de folie. Ces gens se croyaient invincibles.»

Le programme Apollo a d'ailleurs mal commencé. Pour se préparer à aller sur la Lune, les astronautes ont, jusqu'en 1966, perfectionné leurs techniques de vol avec le programme Gemini. Mais le temps presse, la décennie achève.

En 1967, le module de commande du programme Apollo, qui a pour objectif d'emmener les hommes sur la Lune, est prêt à être testé. Le 27 janvier, trois astronautes parmi les plus expérimentés de la NASA font un exercice de simulation à bord de la nouvelle capsule scellée. L'habitacle est ventilé avec de l'oxygène pur, pour faciliter la respiration. Suffit donc d'une étincelle pour que...

Le court-circuit sous le siège des astronautes a transformé la capsule en four. La trappe scellée n'a laissé aucune chance aux astronautes qui sont morts en moins de dix secondes. Conclusion du rapport d'accident: utilisation de matériaux inflammables, mauvaise conception de la porte et mauvaise gestion du risque par la NASA due à son empressement à battre les Soviétiques.

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La fusée d'Apollo 11 file vers la Lune, mais elle n'est pas seule.

Dans un dernier espoir de ravir la Lune aux Américains, l'URSS a lancé une sonde, Luna 15. Elle ne transporte pas âme qui vive, mais la sonde doit pouvoir se poser à la surface de la Lune, y prélever un échantillon de sol puis le rapporter sur Terre. Luna 15 a été lancée trois jours avant Apollo 11; c'est la troisième tentative des Russes de rapporter les premiers un caillou lunaire.

Dès le début de la conquête spatiale, ça regarde mal pour les Américains. Les Soviétiques ont été les premiers à envoyer un homme dans l'espace (Youri Gagarine, avril 1961) et à faire une sortie dans l'espace (Alexei Leonov, mars 1965). «Tout le monde était convaincu que jamais les Américains allaient y arriver, les Russes semblaient avoir une telle avance...», se souvient l'auteur Guy Fournier, qui travaillait au Montreal Star quand Kennedy a lancé son pari de fou.

Mais Kennedy lui-même n'était, semble-t-il, pas emballé par l'idée d'aller sur la Lune. «Je ne suis pas vraiment intéressé par l'espace», avait-il confié aux dirigeants de la NASA en 1962. Devant les Nations unies, Kennedy a même souhaité voir les Américains et Soviétiques se rendre ensemble à la Lune. Il a été assassiné deux mois plus tard.

Les Russes ont donc poursuivi leur programme spatial de leur côté. Mais la fusée qu'ils ont conçue pour transporter des cosmonautes jusqu'à la Lune ne remplira jamais ses promesses. L'effondrement de l'URSS a ensuite entraîné celui du budget des activités spatiales. Quarante ans plus tard, pour financer leur participation dans la Station spatiale internationale, les Russes acceptent de transporter ces fameux touristes de l'espace à bord des capsules Soyouz. Les cosmonautes ne sont jamais allés sur la Lune.

La sonde Luna 15, elle, arrive à destination le 17 juillet 1969. Elle se place en orbite autour de la Lune et effectue une cinquantaine de révolutions avant que les contrôleurs russes décident de la faire alunir. C'est le 21 juillet. Pendant qu'Armstrong et Aldrin dorment dans le module lunaire, après leur balade sur la Mer de la Tranquilité, la petite sonde soviétique s'écrase quelque part, probablement sur le flanc d'une montagne.

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Pour Apollo 11 aussi, l'alunissage a failli virer à la catastrophe.

Une fois en orbite autour de la Lune, Neil Armstrong et Buzz Aldrin prennent place dans le module lunaire, baptisé Eagle (aigle), tandis que Michael Collins reste dans le module de commande Columbia. Les deux engins se séparent et Eagle commence sa descente vers la Lune. «J'apprécierais si tu pouvais... trouver la carte», dit Armstrong. «Je te l'échange contre une gomme. La voilà», dit Aldrin.

Le module lunaire contient des réserves de carburant minutieusement calculées pour freiner sa course à l'arrivée et propulser l'engin au départ. Le site d'alunissage a été déterminé depuis longtemps; néanmoins, en regardant dans son hublot, Armstrong constate que le module lunaire ne peut se poser dans ce cratère rocheux. Il prend les commandes manuelles et se met en quête d'un nouveau site.

Armstrong pilote le module. Aldrin lui fournit les données de navigation. Houston n'intervient que pour lui donner le décompte au terme duquel il doit s'être posé ou alors revenir immédiatement à la capsule, sous peine d'être coincé à jamais sur la Lune. Une minute... Le module lunaire est toujours en vol. Armstrong aperçoit un site idéal et amorce la descente. Trente secondes...

Ils y sont presque. L'ordinateur de bord du module lunaire, surchargé d'informations, envoie des signaux d'alarmes. Les astronautes les ignorent. Pas question de revenir en arrière si près du but, a dit plus tard Neil Armstrong.

Quand le module lunaire se pose enfin, il ne lui reste que 16 secondes de carburant. «Il y a ici une poignée de gars qui étaient à la veille de virer au bleu, dit le capcom de Houston. Nous recommençons à respirer. Merci beaucoup.»

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«En rétrospective, on voit qu'ils ont accompli quelque chose d'extraordinaire, ne serait-ce que pour la distance qu'ils ont parcouru», dit Robert Lamontagne, de l'Observatoire du mont Mégantic. La Station spatiale internationale est à 400 kilomètres de la Terre, alors que la Lune est à plus de 380 000 km. «Ils sont allés vraiment loin et, depuis ce temps, jamais l'humain ne s'est rendu aussi loin.»

Et tout ça avec une technologie assez rudimentaire. Juchée au sommet de la fusée Saturn V, la capsule d'Apollo 11 est équipée d'instruments qui datent du Moyen-âge informatique, avec un ordinateur de bord moins puissant qu'une calculatrice d'aujourd'hui. «Ils étaient littéralement assis au bout d'un missile, dit Robert Lamontagne. Jules Verne n'était pas loin de la solution: un bon coup de canon et c'est parti!»

Il fallait avoir le coeur solide. Les forces auxquelles était soumises l'équipage sont plus importantes que celles que subit aujourd'hui celui qui se rend à la Station spatiale en orbite autour de la Terre. «La force d'accélération est de 4 à 6 G, dit l'ancien astronaute Steve MacLean. Dans la navette, pour se rendre à la Station spatiale, ce sont des forces de 2 à 3 G.»

Le vaisseau du nouveau programme Constellation, qui doit conduire un équipage sur la Lune avant 2020, consiste en une fusée Ares surmontée par la capsule Orion, directement inspirée d'Apollo. Orion sera cependant plus spacieuse: quatre à six astronautes pourront y prendre place. Et leurs bagages - l'équipement nécessaire pour construire une base et faire un plus long séjour sur la Lune - seront envoyés avec une seconde fusée.

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La nuit tombe sur la côte est de l'Amérique. Armstrong demande et obtient l'autorisation de devancer la sortie dans l'espace. Il sortira le premier. Il pose un pied sur le sol et déclare: «Un petit pas pour un homme, un pas de géant pour l'humanité.» Il tient toujours l'échelle quand il commente: «La surface est fine et poudreuse. Je peux la pousser facilement du pied. Ça adhère en fines couches, comme de la poudre de charbon, à mes semelles et à mes bottes. Il y a peut-être 10 millimètres, mais je peux voir l'empreinte de mes bottes.»

À ce moment, 600 millions de personnes l'écoutent sur Terre. Sur la côte Est de l'Amérique, il est 23h, le ciel est dégagé en cette chaude soirée d'été. La Lune brille.

Buzz Aldrin le rejoint peu après. Pendant environ deux heures trente, les deux astronautes bondissent comme des kangourous, ramassent des cailloux, plantent un drapeau américain, installent divers équipements scientifiques, laissent sur la Lune une plaque commémorative de leur visite et un mémorial en l'honneur des astronautes et cosmonautes décédés depuis dix ans.

Ils rentrent sur Terre le 24 juillet. Après 21 jours passés en quarantaine, les trois astronautes sont accueillis en héros aux États-Unis avant de faire le tour du monde.

Leur gloire les met mal à l'aise, encore aujourd'hui. Buzz Aldrin vient de faire paraître une seconde autobiographie, mais les deux autres sont restés discrets. Neil Armstrong n'aurait donné que deux entrevues télévisées en 40 ans. Michael Collins, dans une entrevue diffusée cette semaine par la NASA, commente: «Les héros doivent être reconnus, mais n'incluez pas les astronautes. Nous avons travaillé très fort, nous avons fait notre travail presque jusqu'à la perfection, mais c'est justement la raison pour laquelle on nous a embauchés.»

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Aucun d'eux n'est retourné dans l'espace.

Et malgré la folie suscitée par l'exploit d'Apollo 11, les missions lunaires qui ont suivi ont vite été victimes du désintérêt général. Déjà, un an plus tard, si ce n'était de l'accident d'Apollo 13 - qui a forcé son retour précipité à la Terre avant d'atteindre la Lune - à peu près personne n'aurait parlé de la mission. Apollo 17 a été la dernière à se rendre sur la Lune, avant l'annulation du programme pour des raisons budgétaires. Depuis 1972, aucun humain n'est retourné sur la Lune.

«La course à la Lune (...) a fait plus de tort au programme spatial américain sur le long terme que de bien, parce que le rythme n'était pas soutenable», a récemment déploré l'administrateur de la NASA, Michael Griffin. «Et nous en payons le prix depuis 35 ans.»

L'homme retournera-t-il sur la Lune? En 2004, le président Bush a annoncé le retrait des trois navettes spatiale restantes - Discovery, Atlantis et Endeavour - pour l'an prochain. Le programme Constellation doit construire une base lunaire, première étape d'une conquête de Mars. Mais le programme est présentement en révision budgétaire et un rapport doit être remis le mois prochain.

La NASA et ses partenaires européens, russes, canadiens et japonais et feront peut-être doubler par... les Chinois? «Le programme chinois des vols habités est difficile à comprendre, dit Robert Lamontagne, et il n'est certainement pas aussi ambitieux que celui de la NASA dans les années 1960.» Les Chinois ont déjà annoncé vouloir mettre sur pied leur propre station spatiale. «Mais c'est certainement à leur portée d'aller sur la Lune avant la fin de la prochaine décennie.»

Et les Indiens? Leur programme spatial, méconnu, est presqu'aussi vieux que celui de la NASA. «Ils sont plus orientés vers les télécommunications et l'observation, et moins vers l'exploration scientifique, dit M. Lamontagne. On a certainement des choses à apprendre d'eux.»

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Quelque 380 kilos de roches lunaires ont été rapportés dans les bagages des missions Apollo.

Outre la construction d'une base lunaire, il y a encore probablement de beaux spécimens géologiques à trouver sur la Lune. «On croit pouvoir trouver sur la Lune de très vieilles roches terrestres de quatre milliards d'année, intactes, comme on ne trouve pas beaucoup sur Terre», dit Robert Lamontagne. La Lune est régulièrement bombardée de micrométéorites, ajoute Steve MacLean, de l'Agence spatiale canadienne. «Si on veut installer un télescope sur la Lune, il faut étudier la résonnance au sol.» Et bien sûr, il reste aussi à confirmer s'il y a bien de l'eau dans les souterrains de la Lune.

Mais Olivia Jensen, professeur au Département des sciences de la Terre et des planètes de l'Université McGill, n'est pas convaincue de la pertinence scientifique d'envoyer des humains sur la Lune ou sur Mars pour faire de la géologie; avec les progrès de la robotique, les machines peuvent faire un aussi bon travail. «Mais pour l'aventure, c'est autre chose! Ça fait partie de l'humain d'aller voir ailleurs. Pour ça, ça vaut la peine», croit-elle. «Après la conquête de la Lune, on a perdu le goût de rêver aussi loin.»

«Rien n'a changé finalement, dit Guy Fournier. On avait l'impression qu'on allait coloniser la Lune, mais ça n'est pas arrivé. Et la Station spatiale internationale n'a rien changé dans notre vie. On y est moins sensible parce que c'est moins palpable.»

À l'ère de la téléréalité, un retour sur la Lune pourrait laisser aux astronautes un peu plus de temps pour s'émerveiller entre deux récoltes de cailloux... Alan Bean, astronaute d'Apollo 12, s'est souvenu avoir été hypnotisé par la vision qu'il avait de la Terre depuis la Lune. «Mais je me disais que je devais arrêter... parce que pendant que je le faisais, je ne cherchais pas de roches.»

Ce n'étaient pas ni dans la nature, ni le rôle des astronautes de parler de leurs sentiments. «Je pense que le programme spatial aurait été considérablement différent pour le public si les astronautes avaient été entraînés différemment», a déjà déclaré Michael Collins en entrevue. La formation de pilote d'essai était la meilleure pour devenir astronaute, mais ça ne faisait pas de ces hommes de bons porte-parole. «Nous étions entraînés à transmettre des informations vitales. Si quelqu'un au sol m'avait demandé, alors que j'étais dans l'espace: Comment te sens-tu? J'aurais dit: Quoi? Vous voulez savoir la température, la vitesse, l'altitude? Que voulez-vous dire par ce que je ressens? Ce n'était pas dans notre nature de partager des émotions.»

C'est peut-être une cause du désintérêt rapide envers l'exploration lunaire. Peut-être aurait-il fallu envoyer plus de poètes et moins de géologues? «Nous avons envoyé l'intelligence humaine, la vision humaine, l'esprit humain à plus de 380 000 km de sa base», a dit Frank Borman (Apollo 8). «Que nous ayons trouvé ou non une roche n'avait pas d'importance.»

Avec

Voices from the moon, par Andrew Chaikin et Victoria Kohl (Viking Studio)

Rocket Men, The Epic Story of the First Men on the Moon, par Craig Nelson (Viking)

First Man: A Life of Neil A Armstrong, par James Hansen (Simon & Schuster)

Carrying the Fire, par Michael Collins (Farrar, Straus & Giroux)

Site internet de la NASA:www.nasa.gov)