On les imagine se faisant tirer les cheveux vers la caverne pour assouvir les instincts des hommes, laissant à ces derniers le soin d'inventer des outils, peindre des fresques et chasser le mammouth. Or, notre vision des femmes préhistoriques est caricaturale, affirme la chercheuse française Claudine Cohen, de passage récemment à Montréal pour prononcer une conférence intitulée « Relecture féministe de la préhistoire ». La Presse l'a rencontrée.

On parle de l'homme des cavernes, de l'homme de Cro-Magnon, de l'homme de Néandertal. La femme préhistorique ? On en parle peu. Et, quand c'est le cas, on ne voudrait pas être à sa place. On l'imagine victime de viols, condamnée à élever des nuées d'enfants, constamment opprimée par des brutes masculines.

« Ce stéréotype a besoin d'être repensé, révisé. Il remonte au XIXe siècle, et je pense qu'il a été créé beaucoup par la réalité de la condition de la femme à cette époque », plaide Claudine Cohen, philosophe, historienne des sciences et directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris.

En fait, l'idée de la femme préhistorique comme objet sexuel reflète davantage les fantasmes des paléontologues que la réalité, estime Mme Cohen, qui souligne que l'image s'est retrouvée et se retrouve encore dans plusieurs films pornos.

Sans prétendre que les hommes du paléolithique étaient roses et que les femmes revendiquaient leurs droits à coups de #moiaussi dessinés sur les murs des grottes, Claudine Cohen estime que le portrait était beaucoup plus nuancé que celui véhiculé dans l'imaginaire collectif.

« On pense à la préhistoire comme une période où la nature domine, où tout est guidé par l'instinct. Je crois au contraire qu'à partir du moment où on est dans l'humanité - et on l'est dès qu'on est bipède, à mon avis -, on est dans la culture, la société, dans un mode de relations qui n'est pas seulement instinctif, mais aussi régulé par des normes », dit celle qui a notamment publié les livres Femmes de la préhistoire et La femme des origines

INDICES

Difficile, évidemment, de savoir exactement comment l'homme et la femme préhistoriques organisaient leur quotidien il y a 120 000 ans et ce dont ils discutaient le soir au coin du feu. « Mon travail est délicat, précise Mme Cohen. Je travaille avec des hypothèses, je ne prétends pas dire des vérités. »

Il reste qu'à partir de plusieurs indices, Mme Cohen est parvenue à dresser un portrait probable de la femme préhistorique. Une femme qui n'avait sans doute pas plus d'un enfant tous les quatre ans, qui fabriquait et utilisait des outils, qui faisait de l'art. Loin d'être à la merci de tous les hommes, cette femme vivait déjà dans une structure familiale. Grande spécialiste des plantes, elle était peut-être guérisseuse, et pourrait bien être à l'origine de l'une des inventions les plus importantes de l'humanité : l'agriculture.

Et si c'est l'homme qui tuait le gros gibier, la femme ne l'attendait pas à la maison, contrainte d'échanger des faveurs sexuelles pour de la viande. Il est probable qu'elle participait activement à la chasse en traquant et rabattant le gibier et qu'elle récoltait coquillages, oeufs et petits animaux.

Une certaine domination existait sans doute. La maltraitance extrême et les viols ? Ils étaient aussi présents, comme ils le sont aujourd'hui. « Mais ils étaient des transgressions », dit Mme Cohen.

« Les femmes ont longtemps été invisibles dans l'étude des sociétés paléolithiques même si elles forment la moitié de l'humanité, observe Claudine Cohen. L'objectif est de leur redonner leur place. Quand on cherche les femmes dans la préhistoire, on les trouve. »

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Quatre moyens utilisés par Claudine Cohen pour comprendre la place des femmes dans la préhistoire

PALÉONTOLOGIE

Il n'est pas toujours facile de savoir si les ossements de nos ancêtres appartenaient à des hommes ou à des femmes, mais leur examen minutieux peut donner des indices. Les chercheurs sont aussi de plus en plus habiles à faire parler les fragments d'ADN qu'on peut y retrouver. En Espagne, par exemple, l'analyse des restes de 12 Néandertaliens a montré que ces populations pratiquaient probablement l'exogamie, c'est-à-dire que les hommes choisissaient des femmes à l'extérieur de leur propre groupe.

ARCHÉOLOGIE

L'analyse des silex et des traces d'usure laissées sur ceux-ci permet de comprendre comment ils ont été fabriqués et à quoi ils ont servi. En croisant ces informations avec d'autres, il est possible de faire des hypothèses. C'est ainsi qu'on a trouvé des silex qui ont manifestement servi à traiter des tiges et des fibres. En supposant que ces activités étaient surtout faites par les femmes, on peut en déduire que celles-ci utilisaient des outils. Des tests réalisés à notre époque montrent d'ailleurs que les femmes avaient la force nécessaire pour tailler des silex, et qu'il n'y a donc aucune raison d'attribuer leur fabrication uniquement aux hommes.

ETHNOARCHÉOLOGIE

Cette discipline doit être utilisée avec prudence, prévient Mme Cohen. Mais en étudiant les peuples de chasseurs-cueilleurs qui subsistent encore ou qui ont été décrits par des anthropologues par le passé, on peut faire des suppositions sur la façon dont vivaient les hommes préhistoriques. Les femmes des sociétés nomades, par exemple, ont rarement plus d'un enfant tous les quatre ans, les nombreux bébés compliquant leurs déplacements. Mme Cohen estime que les femmes préhistoriques limitaient aussi le nombre d'enfants par toutes sortes de moyens : allaitement prolongé pour supprimer l'ovulation, éloignement des hommes, voire des infanticides.

ART

Les sculptures et peintures laissées par nos ancêtres donnent de précieux indices sur leur mode de vie. Les femmes y sont souvent dépeintes avec des attributs sexuels proéminents et de toutes petites têtes. Claudine Cohen croit cependant qu'on aurait tort d'en déduire qu'elles étaient des objets sexuels. « C'est de l'art, dit-elle. Ce n'est pas du réalisme. » La spécialiste croit que les Vénus de Grimaldi, de toutes petites statuettes de femmes enceintes qui datent de 22 000 ans, auraient pu être fabriquées par les femmes elles-mêmes et servir d'amulettes pendant la grossesse. L'analyse de traces de mains retrouvées sur les murs des grottes suggère que plusieurs d'entre elles appartenaient à des femmes, montrant qu'il n'y a aucune raison de supposer que les hommes peignaient et pas les femmes.

Photo Bernard Brault, La Presse

L'idée de la femme préhistorique comme objet sexuel reflète davantage les fantasmes des paléontologues que la réalité, estime la chercheuse française Claudine Cohen.

Photo archives Agence France-Presse

L'analyse de traces de mains retrouvées sur les murs des grottes suggère que plusieurs d'entre elles appartenaient à des femmes, montrant qu'il n'y a aucune raison de supposer que les hommes peignaient et pas les femmes.