Oubliez les éprouvettes, les solvants et les béchers. Dans le laboratoire de chimie du professeur Tomislav Friscic, c'est à coups de chocs mécaniques qu'on force les réactions chimiques. Moins polluante et moins chère, cette « mécanochimie » a deux immenses ambitions. D'abord, remplacer la chimie traditionnelle. Puis l'amener vers des chemins encore inexplorés.

Dans son laboratoire de l'Université McGill, le professeur Tomislav Friscic verse une poudre blanche dans un tube transparent. Il ajoute une poudre jaune, puis une bille de métal. Il referme ensuite le tube et le place dans une machine qui l'agite frénétiquement.

Quelques minutes plus tard, le contenu du tube brille. Le professeur Friscic le place sous une lampe ultraviolette, et la substance se met à irradier une lumière rose orangé.

Voilà comment Tomislav Friscic fait de la chimie. Dans ce cas-ci, il vient de déclencher une réaction complexe entre du chlorure d'europium et de la phénantroline pour former un composé métal organique. Mais ce n'est pas tant la réaction elle-même que la méthode par laquelle elle a été obtenue qui est révolutionnaire.

«Qu'est-ce que la chimie? Les gens répondent invariablement que ça implique des solvants et des béchers. Mais les chimistes ne se demandent même pas pourquoi ils utilisent tout ce bataclan. Ils le font simplement parce que c'est ce qu'on leur a enseigné», lance le chercheur d'origine croate.

En chimie, les solvants servent à dissoudre les substances pour qu'elles soient libres de se lier à d'autres. Mais que ce soit l'acétone, le chloroforme ou l'acide acétique, le professeur Friscic n'aime pas ces liquides souvent corrosifs, toxiques et volatils. Utilisés à l'échelle industrielle, ils représentent une importante source de pollution.

«Quand vous utilisez un solvant pour déclencher une réaction chimique, il faut ensuite le retirer, dit aussi M. Friscic. Ça implique du temps et beaucoup d'énergie. Et vous pouvez le renverser, ça crée des risques...»

Ce passage obligé par les liquides, Tomislav Friscic veut l'éliminer de la chimie. «Je sais que notre but paraît très ambitieux, mais nous l'assumons : on veut créer la chimie 2.0. Une chimie complètement différente, plus écologique, plus simple, plus rapide, moins énergivore, moins chère.»

Cette discipline a un nom : la mécanochimie. Elle repose sur l'idée d'utiliser les chocs mécaniques plutôt que les solvants pour forcer les réactions chimiques. En broyant et en brassant des solides, on arrache toutes sortes de particules et de molécules à leur surface. Ainsi libérées, elles peuvent se lier à d'autres et déclencher des réactions chimiques.

Chef de file mondial de la mécanochimie, Tomislav Friscic a déjà convaincu l'industrie pharmaceutique et minière d'utiliser certaines réactions de ce type. Cette année, il a obtenu l'une des six prestigieuses bourses E.W.R. Steacie, décernées par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, pour faire progresser la discipline. Selon lui, toutes les réactions chimiques impliquant des solvants peuvent être remplacées par des processus mécaniques moins polluants.

La chimie impossible

Mais le plus intéressant est sans doute qu'en brassant des substances dans des tubes, les chercheurs déclenchent parfois des réactions qui n'avaient jamais été observées auparavant. L'équipe de Tomislav Friscic a ainsi réussi à isoler pour la première fois des molécules au nom poétique d'«aryl N-thiocarbamoyl-benzotriazoles», qui pourraient un jour servir à fabriquer des capteurs organiques pouvant notamment détecter des polluants.

Les chercheurs ont aussi découvert une substance inédite faite d'un nouveau type d'arrangement en trois dimensions entre les atomes et les molécules. Ils l'ont baptisée «katsenite» en l'honneur d'un collègue chimiste de McGill, Athanassios Katsenis.

«On fait de la chimie qui était jusqu'à maintenant considérée comme impossible», lance Tomislav Friscic avec l'air d'un enfant qui vient de découvrir une nouvelle sorte de biscuits.

Mais comment est-ce possible?

«C'est parce qu'on torture les composés à fond, lance M. Friscic. Ils se forment, mais on leur dit : prenez ceci, bing. Et prenez cela, paf. Alors ils continuent de se réarranger. La mécanochimie pousse le système à explorer tous les arrangements possibles.»

La force brute : c'est l'outil de travail de Tomislav Friscic. Et il n'a aucune intention de s'arrêter.

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En brassant des substances dans des tubes, les chercheurs déclenchent parfois des réactions qui n'avaient jamais été observées auparavant.

La mécanochimie sous les rayons X

La recette de la mécanochimie est simple. On prend des composés, puis on les concasse et on les brasse, idéalement avec des billes de métal pour que ça cogne plus fort. Puis on découvre des composés surprenants, parfois uniques. Mais que s'est-il passé pendant le processus? Cette question, Tomislav Friscic se la fait poser constamment.

«Les gens nous disent : OK, c'est super intéressant. Mais comment ça marche? Si vous leur dites que vous ne savez pas vraiment, ils deviennent rapidement sceptiques», raconte-t-il.

Pour dissiper cette ignorance, lui et son groupe ont commencé à se rendre dans des endroits comme Munich et Grenoble pour tirer profit d'immenses appareils : des synchrotrons. Ces accélérateurs de particules génèrent de grandes quantités de rayons X, ceux-là même utilisés pour les radiographies.

L'équipe de M. Friscic braque ces rayons sur les échantillons pendant que les réactions mécanochimiques s'effectuent. «Ça nous donne de l'information directe, en temps réel, sur la structure du matériau», explique le chercheur.

En perçant ainsi les mécanismes de la mécanochimie, M. Friscic espère la démocratiser.

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Selon Tomislav Friscic, toutes les réactions chimiques impliquant des solvants peuvent être remplacées par des processus mécaniques moins polluants.