«Est-il vrai que les poissons du fleuve Saint-Laurent changent de sexe (mâle vers femelle) à cause des hormones des pilules contraceptives libérées dans l'urine des femmes?» se demande Sara Paquet, de Cap-Rouge.

À la fin de 2003, une équipe de biologistes de l'Institut Armand-Frappier et du Centre Saint-Laurent ont publié une étude qui trouva un assez grand écho dans les médias. D'environ 50 kilomètres en amont de Montréal jusqu'à environ 50 km en aval, avaient découvert les chercheurs, les mâles d'une espèce de mené nommée queue à tache noire montraient de troublants signes de mutation sexuelle. En général, leurs organes génitaux étaient sous-développés, leur sperme était de moindre qualité et en certains endroits, plus du tiers des mâles produisaient... des oeufs!

En outre, le sang de la plupart d'entre eux contenait des taux anormalement élevés d'une protéine, la vitellogénine, qui entre dans la composition des oeufs. Or la présence de cette protéine chez les poissons mâles est habituellement le signe d'une exposition aux oestrogènes (une hormone «féminine», encore que les mâles puissent en sécréter un peu aussi) ou à des produits les imitant, comme des surfactants que l'on retrouve dans certains détergents. Les auteurs concluaient donc à une «contamination oestrogénique significative du Saint-Laurent associée à un amoindrissement de la fonction reproductrice chez les mâles».

À peu près au même moment, une autre étude du Centre Saint-Laurent trouvait qu'au point de rejet de l'usine d'épuration d'eau de Montréal, 66 % des moules d'eau douce étaient des femelles, alors que normalement, elles ne représentent que 41 % de la population. Les chercheurs attribuaient aussi cette anomalie à «l'effet de polluants qui peuvent mimer l'action d'hormones sexuelles comme les oestrogènes».

Il est bien possible que tout ce beau monde ait raison. Mais on doit quand même considérer ces résultats avec prudence, avertit Robert Roy, biologiste à l'Institut Maurice-Lamontagne et spécialiste en écotoxicologie. «Il faut bien comprendre la physiologie des espèces avant d'affirmer que c'est la faute aux contaminants, dit-il. Chez certains poissons, il est normal d'observer un faible taux d'intersexe (d'hermaphrodisme, si l'on préfère, ndlr). Chez la carpe et plusieurs espèces de la même famille, par exemple, de 3 à 5 % des spécimens sont naturellement intersexes.» Il en va de même chez les queues à tache noire, ajoute M. Roy.

Voilà qui est déroutant. Si l'oestrogène peut avoir bien des conséquences sur un homme adulte à fortes doses, la production d'ovules n'en fait certainement pas partie. Mais c'est là, justement, où M. Roy veut en venir.

Chez l'homme et les autres mammifères, le sexe est déterminé par les gènes — et s'en trouve, pour ainsi dire, coulé dans le béton. Mais pour 90 % des espèces de poissons et bien des invertébrés, ce sont d'autres facteurs (comme la température, certaines caractéristiques de la population, ou même l'âge de l'individu) qui en décident, ce qui rend le résultat plus «malléable». D'ailleurs, illustre notre biologiste, «les chocs thermiques sont utilisés en aquaculture pour changer le sexe des poissons (afin de) n'avoir que des mâles»; on évite ainsi qu'une partie de la nourriture qu'on leur donne serve à produire des oeufs qui n'ont pas de valeur marchande.

Et c'est cette aptitude à «sauter la clôture» qui le fait hésiter : «Cela (un taux élevé d'intersexe) peut indiquer qu'il y a un problème de pollution, mais cela peut aussi être autre chose. (...) Au Canada, il y a eu quelques études là-dessus, et il semble qu'il y ait moins de problème qu'ailleurs, comme en Europe.» M. Roy vient d'ailleurs de rédiger un article scientifique sur la plie lisse, un poisson qui pourrait être sujet aux mutations sexuelles mais qui n'en montre pas dans le Saint-Laurent.