On entend parler depuis quelques semaines de Jonathan Montalvo, ce jeune collégien devenu célèbre après que la vidéo où on le voit, devant une boîte de nuit de la rue Saint-Laurent, répéter en boucle au portier « Mon père est riche en tab... », s'est répandue sur le web comme une traînée de poudre.

Ce phénomène de célébrité instantanée est particulièrement extrême. La vidéo de ses invectives au portier du bar a été filmée par un téléphone portable et s'est rapidement répandue sur l'internet, où elle a été visionnée des milliers de fois, transformant sur-le-champ le jeune homme en vedette. Au lieu de se morfondre dans la honte ou de poursuivre en justice l'auteur de ladite vidéo, le jeune étudiant en sciences humaines de 20 ans a décidé de jouer le jeu : il a pris comme nom de scène Daddy's Boy, s'est déniché un agent d'artiste afin de faire la tournée des bars où il se fait payer 1500 dollars seulement pour être présent et vend des T-shirts arborant ses célèbres paroles. Comme si cela n'était pas suffisant, une chanson composée à partir d'échantillonnages de l'enregistrement fera bientôt danser les jeunes sur les pistes de danse.

On peut évidemment juger ridicule de consentir ainsi à marchandiser sa propre humiliation. D'autres admireront le sens des affaires d'un jeune qui croit avoir su tirer profit de son embarrassante frasque. Quoi qu'il en soit, le plus étonnant reste l'immense intérêt que la seule présence du jeune homme dans un bar arrive à susciter. Comment les élucubrations d'un jeune ivre mort à l'entrée d'un bar peuvent-elles devenir un objet de spectacle aussi intéressant?

La scène filmée n'est qu'un exemple de ce qui se produit live à presque tous les vendredis et samedis soir à l'entrée des bars de la rue Saint-Laurent et Sainte-Catherine. Suffit-il d'être filmé et vu sur l'internet à des milliers de reprises pour devenir intéressant au point de prendre un nom d'artiste?

Le cas de Daddy's Boy permet de s'interroger sur le phénomène du spectacle dans notre société. Ce jeune ne fait rien d'autre que se mettre en scène lui-même dans ce qu'il y a de plus insignifiant, voire méprisable : son état d'ébriété avancé. En quoi un tel spectacle peut-il soulever un tel engouement? Comment se fait-il que le simple fait d'être exposé sur le web suffise pour devenir un objet de spectacle digne d'être vu?

Il faut se rappeler que, depuis le xviie siècle, la question de savoir ce qui est digne de représentation artistique est devenue une affaire de plus en plus subjective. C'est à chacun qu'il revient de décider ce qui est de bon goût et de donner un sens à ce qui est représenté sur scène ou par une oeuvre d'art. Dans un monde privé de critères objectifs de bon goût, ce qui fait l'objet du spectacle n'est plus que l'expression d'un point de vue subjectif, et c'est souvent le vécu intérieur de l'artiste qui est projeté dans l'oeuvre.

Au cours du xxe siècle, l'artiste est peu à peu plus important que l'oeuvre elle-même. L'ère de la reproduction mécanisée a détruit le lien de l'oeuvre d'art avec le monde : quand un film est « à l'affiche dans tous les bons cinémas », le film se réduit à n'être qu'une expérience collective simultanée qui n'a pas de lieu propre dans le monde. De l'oeuvre photographique il n'y a jamais d'original, une photographie n'est toujours qu'un exemplaire. L'art est devenu une marchandise produite de façon industrielle.

Bien que tout le projet artistique d'Andy Warhol soit d'effacer la distinction entre produits et oeuvre d'art, son oeuvre est toujours populaire, parce que c'est la vie de l'artiste qui est considérée comme une oeuvre d'art. Ce qui est proposé à la vente ou exposé au musée, c'est le personnage de l'artiste lui-même. Que l'oeuvre d'art exprime le vécu authentique de l'artiste importe plus que la qualité de l'oeuvre elle-même.

La tendance commune dans les milieux artistiques « bien pensants » est de mépriser davantage l'artiste qui tente délibérément de plaire à son public que celui qui ne produit que des oeuvres répondant à sa « nécessité intérieure » sans se soucier de son succès commercial, et ce, quand bien même l'oeuvre du premier serait en soi meilleure que celle du second.

La valeur d'une représentation artistique se mesure à l'authenticité de l'artiste. Le public veut que l'oeuvre soit bien en conformité avec le vécu de son auteur, même si l'oeuvre est en soi de piètre valeur. On veut du vrai, du réel, de l'authentique, aussi insignifiant soit-il. On s'intéresse à ce qu'un individu a réellement vécu. C'est pourquoi on va préférer une mauvaise chanteuse qui a écrit ses propres chansons à quelqu'un qui chante très bien les chansons écrites par une autre personne.

C'est la quête moderne de l'authenticité qui nous a conduits là. Ce que Daddy's Boy propose à ses admirateurs n'est qu'une mise en scène de lui-même, le personnage qu'il est devenu malgré lui. Sa popularité n'est que le signe de la radicalisation de notre tendance à valoriser le fait vécu authentique au détriment de ce qui peut vraiment être digne d'intérêt.