Lors de l'exode des années 70 et 80, Montréal a perdu des dizaines de milliers de citoyens de qualité, des familles de cadres supérieurs anglophones qui voyaient leur horizon bouché au Québec. Ce fut une énorme perte de matière grise et de citoyens productifs, qui généraient pour la province des revenus importants. Avec eux, des dizaines de sièges sociaux se sont envolés, d'autres conservant une façade mais se vidant de leur contenu.

Au cours des derniers jours, tout se passe comme si certains voulaient chasser le peu de sièges sociaux qui nous restent, encourageant la délation et l'inquisition contre les grands employeurs québécois qui ont le front de laisser l'anglais s'infiltrer dans leurs murs.

Que l'on veuille et que l'on doive protéger notre langue, tout le monde en convient. Mais l'anglais est, en ce XXIe siècle, la langue diplomatique, la langue de la technologie, la langue de la science, la langue de la culture populaire mondiale (adoptée même par certains de nos grands artistes), la langue de la finance, la langue des affaires et la langue de 97% du continent dont nous faisons partie. Ça fait beaucoup.

Pas étonnant qu'à Paris même, de plus en plus de grands sièges sociaux d'entreprises françaises fonctionnent en anglais. Beaucoup de dirigeants chinois et indiens, représentant quand même des populations de quelque 2,5 milliards, transigent en anglais.

Les hauts cris concernant la langue utilisée dans les grands sièges sociaux de Montréal démontrent un refus de regarder en face la réalité d'aujourd'hui.

Les sièges sociaux sont la principale place d'affaires des entreprises et logent généralement leur direction. Mais ce sont surtout des pourvoyeurs de services aux unités d'opérations ailleurs au pays et à l'étranger. Les sièges sociaux d'entreprises qui livrent une concurrence à l'échelle planétaire doivent recruter à la même échelle. Ils engagent les meilleurs experts, que leur langue maternelle soit l'arabe ou le mandarin.

Penser que le siège social d'une grande entreprise de classe mondiale puisse travailler uniquement en français au Québec est une aberration.

Penser qu'on puisse pourvoir ces sièges sociaux en ressources humaines seulement à partir de cadres bilingues sélectionnés dans le bassin québécois, est aussi irréaliste.

Le cadre francophone qui travaille en anglais au siège social montréalais et qui transige avec des usines, des fournisseurs ou des clients ailleurs dans le monde, devient partie prenante du grand réseau international. S'y soustraire, c'est rater des opportunités.

Louis Chênevert n'aurait pas connu sa brillante carrière et ne serait pas devenu le grand patron de United Technologies en exigeant de travailler uniquement en français. Patrick Pichette ne serait pas devenu chef de la direction financière de Google en exigeant de ne jamais avoir à parler anglais dans ses emplois antérieurs chez McKenzie ou chez Bell.

Exiger de travailler dans un cadre uniquement francophone dans une grande entreprise montréalaise, c'est se vouer à une lente ghettoïsation, c'est se réduire ultimement à la traduction. Les sièges sociaux vont se vider de leur substance et les vraies fonctions importantes vont aboutir ailleurs.

On comprend que les auteurs de la loi 101 aient conçu des exceptions pour des entreprises comme Bombardier qui traite avec fournisseurs et des sous-traitants partout dans le monde et dont les clients sont presque tous à l'extérieur du Québec.

On assiste dans les entreprises au même clivage que l'on observe dans la société québécoise. D'un côté, de frileux partisans du repli sur soi. Et, de l'autre côté, les jeunes professionnels qui ne supportent plus ces vieux débats. Qui, conscients de leurs forces et fiers d'eux-mêmes, sont ouverts aux nouveaux défis dans le contexte de la concurrence des talents à l'échelle mondiale. Leurs modèles, les Laurent Beaudoin et les Serge Godin, ne sont pas devenus ce qu'ils sont en tricotant en français les deux pieds sur le poêle.

Nous avons changé de monde. Aux Québécois de choisir s'ils en saisissent toutes les possibilités ou s'ils se retranchent dans un cocon linguistique. Les cadres qui se sentent mal de devoir parler anglais dans des sièges sociaux montréalais d'entreprises d'envergure devraient songer à céder leur place à de plus braves qu'eux.

S'il y a lieu de rouvrir la loi 101 adoptée dans les années 70, c'est bien pour l'adapter 40 ans plus tard à la réalité d'un monde en mutation.