La Somalie est un pays déchiré par une guerre civile de 20 ans, divisé en régions aux mains de chefs de guerre. L'État n'existe pas ou se limite à la périphérie de la capitale, Mogadiscio.

La Somalie est un pays déchiré par une guerre civile de 20 ans, divisé en régions aux mains de chefs de guerre. L'État n'existe pas ou se limite à la périphérie de la capitale, Mogadiscio.

Les chefs de guerre ne sont pas très différents de chefs mafieux. Ils assoient leur autorité sur une région par la terreur et l'extorsion. Ce sont à toutes fins pratiques des cleptocrates. Ils nourrissent leur milice armée en volant, pillant, taxant arbitrairement les habitants de la région qu'ils contrôlent, le plus souvent des paysans.

Les chefs de guerre n'ont pas provoqué la sécheresse, mais l'extorsion continuelle des paysans les empêche d'accumuler les réserves de grains nécessaires pour pallier à ces aléas climatiques. La famine en Somalie a une origine profondément humaine.

Amartya Sen, Prix Nobel d'économie, a beaucoup étudié les famines. Selon lui, les famines ne sont pas le reflet d'un manque de nourriture. Elles sont davantage le reflet d'un problème d'acheminement de la nourriture. Il est facile pour un cleptocrate, quel qu'il soit, de provoquer une famine. En abusant continuellement de sa population, en expropriant les paysans d'une grande partie de leurs récoltes, en interdisant l'arrivée préventive de médicaments et de suppléments alimentaires, on s'assure assez rapidement de générer les conditions propices à la famine. Ajoutez quelques mauvaises pluies, et le tour est joué.

Qu'ont à gagner les chefs de guerre de cette famine? Tout. Le financement de leurs guerres passe par l'extorsion. L'aide humanitaire est pour eux une source formidable de revenus.

En 1992, on estime que 60% de toute l'aide humanitaire envoyée en Somalie a été volée par les chefs de guerre. On sait qu'aujourd'hui, les milices du Shebab exigent des taxes considérables pour permettre aux agences d'aide humanitaire l'entrée sur leur territoire. Tout ceci est un chantage remarquablement organisé.

Devons-nous céder au chantage? Oui, parce que des vies sont en jeu. L'humanité ne peut laisser un tel massacre se produire. Mais il faut savoir que des vies seront en jeu l'année prochaine et l'année suivante. Le chantage ne sera pas ponctuel.

C'est là un grand paradoxe de l'aide humanitaire. Les économistes le connaissent sous le nom du paradoxe du Samaritain. Si l'on promet d'aider en cas de besoin, les besoins seront beaucoup plus fréquents que s'il n'existait aucune agence d'aide. Pour éviter le chantage à répétition, les agences d'aide ont plusieurs atouts qu'elles répugnent souvent à utiliser.

Le premier moyen consiste à mettre en concurrence les chefs de guerre et à leur promettre davantage d'aide que pour les autres s'ils se comportent mieux à l'égard de leur population. Cette mise en concurrence permet aux agences de canaliser l'extorsion et de dicter les conditions de celle-ci.

Le deuxième moyen, plus efficace, consiste en une stratégie où l'aide est utilisée pour prévenir les famines. Des pots-de-vin équivalents à la part volée de l'aide évitent que le cleptocrate ne prenne sa population en otage pour attirer l'aide humanitaire.

Les stratégies peuvent bien sûr être plus nuancées et combiner diplomatie, incitations, interventions militaires et autres, mais il est important de savoir que les agences d'aide ont un pouvoir qu'elles n'utilisent pas pour prévenir, plutôt que guérir.

Pire, on leur interdit d'utiliser ce pouvoir. Le Canada est en effet signataire d'un texte approuvé à Stockholm en 2003 sur les Principes et bonnes pratiques en matière d'aide humanitaire. Un de ces principes est celui de l'indépendance, en vertu de laquelle les agences d'aide humanitaire s'abstiennent de considérations politiques. Un autre est celui de la neutralité, en vertu de laquelle les agences d'aide ne prennent pas partie pour un belligérant. Ces contraintes, imposées par les pays donateurs à leurs agences d'aide sont de l'intérêt direct des chefs de guerre.

Ce n'est pas avec ces beaux principes que l'on préviendra une famine en Somalie l'année prochaine. Serait-il temps de repenser le rôle de l'aide humanitaire?

* L'auteur est membre de l'Observatoire sur les missions de paix et opérations humanitaires de la chaire Raoul-Dandurand.