Le 24 décembre, j'arrive à mon département à 15 h 25. Trois cloches d'appel se font entendre dans ma section. Mme Tremblay, 88 ans, m'accueille avec un grand sourire. «Allô Jean, pouvez-vous m'amener aux toilettes?»

Le 24 décembre, j'arrive à mon département à 15 h 25. Trois cloches d'appel se font entendre dans ma section. Mme Tremblay, 88 ans, m'accueille avec un grand sourire. «Allô Jean, pouvez-vous m'amener aux toilettes?»

Prochain arrêt, M. Proulx. Il est mal à l'aise. «Jean, ma couche est mouillée», me dit-il. J'enlève sa culotte souillée, le lave et lui crème les fesses. Il me regarde avec ses grands yeux bleus, me sourit et me dit que jamais il ne m'oubliera.

Dans le corridor, assise dans son fauteuil roulant, Mme Bradette sanglote. Que se passe-t-il, Mme Bradette? «Mes enfants ne viendront pas me voir ce soir. Ils sont tous occupés avec leurs enfants et leurs beaux-parents.» Je tente de trouver les mots afin d'apaiser sa souffrance et sa solitude. Je lui mentionne que nous sommes là, avec elle, et que je la conduirai à la chapelle tantôt. La messe de minuit est populaire en cette veille de Noël. Je caresse sa blanche chevelure et lui tends un mouchoir. Mme Bradette retrouve un timide sourire et me lance un merci qui vient me toucher droit au coeur.

Je commence, comme chaque soir, la distribution des jaquettes. Ce geste, si banal soit-il, me donne la chance de voir mes patients l'un après l'autre. Cette courte visite me permet de constater l'humeur de chacun de mes 22 bénéficiaires.

Certains d'entre eux sont orgueilleux et ne laissent pas paraître leurs sentiments. Les personnes qui sont seules jour après jour semblent souffrir plus de cette solitude aujourd'hui.

M. Jasmin, qui est nourri par gavage depuis des années, rêve de manger de la dinde, de la tourtière et de la bûche de Noël. Tout ce que nous tenons pour acquis revêt une grande importance pour ces hommes et ces femmes qui sont couchés ou assis à longueur de journée.

À 17h, nous distribuons les repas. Au menu: dinde, tourtière et patates pilées. M. Jasmin ouvre grands ses yeux et regarde son voisin qui savoure ce souper qu'il aimerait tant avoir sur sa table. Mme Bradette pleure encore. Elle ne veut pas manger. «Pourquoi le Seigneur ne vient-il pas me chercher?» me demande-t-elle. «Mon mari est mort, mes enfants ne viennent jamais me voir et ne m'appellent pas. Pourquoi continuer ainsi?»

En 27 ans, croyez-moi, des Mme Bradette, j'en ai connues. J'en vois chaque jour. Mais la veille de Noël, ces personnes m'arrachent le coeur. Leur peine semble être multipliée par 100. J'ai deux patients qui ne peuvent s'alimenter seuls. Merde ! Pas de bénévoles ce soir. Je les fais donc manger l'un après l'autre.

À 18h, à mon tour d'aller souper. Je n'ai pas vraiment faim, mais bon il faut manger si je veux passer au travers de cette soirée qui sera sans doute chargée. De retour à mon poste de travail. Les cloches sonnent de partout. Telle une autoroute encombrée, les toilettes ne suffisent pas. C'est l'heure de pointe. Ensuite? C'est l'heure du coucher. Je déshabille M. Proulx, lui enfile sa belle jaquette d'hôpital bleue, le prends, tel un enfant, dans mes bras et l'installe sur son matelas recouvert de plastique et ses oreillers durs comme une roche.  Je lui change à nouveau sa culotte, le lave et lui souhaite une bonne nuit. «Jean, je veux parler à ma femme», me dit cet homme qui s'ennuie des siens. Je compose le numéro écrit sur sa boîte de mouchoirs et lui tends le combiné. Son visage s'illumine et affiche un sourire que seule sa femme peut lui soutirer. M. Proulx est heureux. Il n'aura même pas besoin de somnifères en cette nuit de Noël.

Au tour de Mme Synotte. Elle passe ses journées sous contention dans son fauteuil roulant. C'est pour son bien. Elle pourrait s'enfuir ou se blesser. Elle me regarde et me demande où elle est. Elle me pose cette question une vingtaine de fois par soir. La maladie d'Alzheimer, vous connaissez? Ce soir, elle croit que je suis son fils. «André, on va à la maison?» Non, madame, je ne suis pas André. Vous êtes à l'hôpital pour faire de la physio. André va venir demain. Il est tard, il faut se coucher.

Sa voisine de chambre me mentionne que Mme Synotte parle toute la nuit, elle ne ferme pas l'oeil de la nuit. Je demande à la responsable si nous pouvons déménager la voisine qui a besoin de son sommeil. À 22 h, c'est le déménagement. La dame est heureuse. Elle se retrouve, bien malgré elle dans la même chambre qu'un homme. Mais elle pourra enfin dormir.

Mme Synotte est toujours assise dans sa chaise. Je dois la changer pour la nuit. Comme chaque soir, elle ne veut rien savoir de moi. De petite taille et toute frêle, elle réussit, soir après soir, à m'épuiser. Du haut de mes six pieds et 200 livres, je me demande où cette petite bonne femme prend toute cette force. Vingt minutes plus tard, Mme Synotte est couchée. Sa couche est changée et elle est attachée dans son lit. Elle me regarde et me demande encore, en croyant que je suis son fils. «Je veux aller à la maison. Tu vas m'emmener, André?» Je lui explique pour la énième fois que je ne suis pas André et que l'heure est venue de dormir. Bonne nuit madame, à demain, lui dis-je.

Dernière tournée à 23h. Mme Synotte ne dort toujours pas. Ironiquement, ceux qui se sont enfin endormis seront réveillés afin que je puisse changer leurs culottes d'incontinence.

Demain? Demain ce sera le jour de Noël. Ils seront tous là. Mes confrères et consoeurs de travail ainsi que moi-même seront là nous aussi. Comme des dizaines de milliers d'autres travailleurs de la santé, nous serons témoins des joies et des trop nombreuses peines de nos semblables. C'est un boulot comme les autres, dites-vous? Non, c'est une vocation mes amis.