L'élection de Rob Ford à Toronto a stupéfait une bonne partie de la classe médiatique. Comment la métropole exemplaire du Canada urbain et progressiste a-t-elle pu s'élire un maire qui jure à ce point avec sa représentation officielle? Un maire qui semble se dérober aussi grossièrement à l'esprit du temps. Les Torontois seraient-ils moins vertueux qu'on ne le dit?

L'élection de Rob Ford à Toronto a stupéfait une bonne partie de la classe médiatique. Comment la métropole exemplaire du Canada urbain et progressiste a-t-elle pu s'élire un maire qui jure à ce point avec sa représentation officielle? Un maire qui semble se dérober aussi grossièrement à l'esprit du temps. Les Torontois seraient-ils moins vertueux qu'on ne le dit?

L'explication s'est vite imposée, surtout à gauche : l'élection de Rob Ford serait l'expression déformée d'un malaise propre aux couches les moins éclairées des banlieues torontoises qui se seraient laissé entraîner dans une révolte antifiscale. Ces couches populaires conservatrices ne seraient pas motivées rationnellement dans leurs comportements électoraux et se braqueraient dans la «peur de l'avenir».

On a vu ce dont la gauche est capable lorsqu'elle se met en tête d'exclure un candidat du domaine de la respectabilité publique. Certaines déclarations de Ford, d'un mauvais goût indiscutable, ont été recyclées dans la machine à diaboliser: on l'a présenté comme un candidat homophobe et xénophobe. On se moquait même de l'obésité du candidat. Tout est permis. La ligne est claire: haro sur le péquenot! Il faut dire qu'à droite, l'explication n'est pas nécessairement plus convaincante. La droite ne veut voir dans le triomphe de Rob Ford qu'une victoire des libertés contre le «socialisme» vert et bureaucratique. Si la désaffection pour la social-bureaucratie n'est pas nécessairement fausse, il ne faut pas idéologiser excessivement la victoire de Ford. L'électorat n'est pas composé à majorité de militants et de doctrinaires.

La victoire de Ford se situe à un autre niveau. Elle est d'abord celle d'un style, d'une posture aussi, qui tranche avec l'aseptisation de l'espace public. Le constat est récurrent : le langage politique est aujourd'hui dominé par une langue de bois préformatée. De peur de déplaire, les politiciens en sont venus à s'enfermer dans un vocabulaire appauvri qui vide la politique de sa charge passionnelle. La langue de bois se radicalise aussi dans la rectitude politique qui a déformé le débat public en chasse aux sorcières.

De ce point de vue, la victoire de Ford est symptomatique d'une crise du langage politique. Elle confirme l'efficacité de la transgression dans un espace public où le langage populaire avec sa verdeur est pratiquement exclu du débat public. Elle confirme aussi l'appétit populaire pour une certaine verve qui dissimule moins le réel dans d'infinies catégories technocratiques qu'il ne le nomme avec une certaine rudesse.

S'il faut y voir une charge idéologique à cette élection, elle se trouve justement dans cette réhabilitation du bon sens. On se moque du bon sens aujourd'hui. Le savoir technocratique devrait s'y substituer et ceux qui le maîtrisent gérer la chose publique. Il faudrait pourtant se rappeler que la démocratie repose sur l'idée d'un sens commun disponible à chacun permettant de le considérer non pas comme un individu à rééduquer, mais comme un citoyen responsable.

C'est justement le langage du bon sens qui est mobilisé dans une jacquerie contre certains symboles culturels associés aux bourgeois bohèmes qui ont transformé les grandes villes en terrains de jeu pour écologistes, activistes communautaires et autres passionnés des modes de vie alternatifs. Une certaine gauche s'est investie dans la politique municipale en y voyant un domaine privilégié d'expérimentation de l'utopie. Elle devait bien s'attendre un jour à rencontrer une résistance chez ceux qui persistent à se voir comme des gens ordinaires.

La classe politique devrait tirer une leçon de l'élection de Toronto: lorsqu'elle se ferme au peuple, ce dernier développe du ressentiment. Et c'est dans le langage du bon sens que le peuple trouve le premier signal de la révolte. Le peuple peut alors défier les élites établies en instrumentalisant un candidat à la culture incertaine pour l'installer dans une fonction à laquelle il n'était pas nécessairement appelé. Le message est le suivant: ne nous méprisez plus.