Le 19 octobre 1995. Mon radio-réveil m'apprend que c'est l'anniversaire de Pierre Trudeau. Le climat est très tendu, à cause du référendum du 30 octobre. Tout le monde, particulièrement les médias, attribue à Trudeau tous les problèmes du Québec, sinon du Canada. C'est le diable personnifié!

Le 19 octobre 1995. Mon radio-réveil m'apprend que c'est l'anniversaire de Pierre Trudeau. Le climat est très tendu, à cause du référendum du 30 octobre. Tout le monde, particulièrement les médias, attribue à Trudeau tous les problèmes du Québec, sinon du Canada. C'est le diable personnifié!

Sur un coup de tête, je téléphone à son bureau. Sa secrétaire, Michelle, qui nous connaît bien, mon mari et moi, répond: «Il n'est pas là en ce moment. Dites-moi où il peut vous rappeler.»

Le jour passe. Vendredi, samedi, dimanche, lundi. Pas d'appel. Je n'y pense plus. Mardi 24 octobre: le jour du rassemblement du NON. Je travaille dans mon bureau, à l'UQAM. Passé 17, le téléphone sonne.

« Monique? Pierre Trudeau.»

«Oh, Pierre!»

Et puis, silence. «On me dit que tu as appelé», dit-il enfin.

Je réplique, avec un petit rire nerveux: «Oh, j'allais juste t'offrir comme cadeau d'anniversaire quelques propos gentils à ton sujet. Rien de très sérieux.»

Je commence à lui raconter. «Tu te rappelles mon article sur les manuels québécois d'histoire du Canada? Eh bien, récemment, un certain Harvey Oberfeld, de Vancouver, est venu m'interviewer pour un reportage spécial pour BCTV. Pendant une pause, nous parlons de toi, et il me dit que ta popularité a augmenté dans l'Ouest. Très surprise, je lui demande: «Mais vous ne l'avez jamais aimé dans l'Ouest. Pourquoi ce changement, maintenant?» Et il a répondu, avec un sourire: «Les gens ont vu ce qui est venu après. Alors tu vois, Pierre, comme disait Piaf, tant qu'y a d'la vie y a d'l'espoir.»

Silence. Trudeau dit enfin, d'une voix toute triste: «Tu vas au rassemblement?»

«Je me tâtais justement. Max est à Québec.»

«Ça se passe où?»

Mon Dieu, me dis-je, Trudeau ne sait pas où ça se passe. Sa tristesse me fend le coeur. Je réponds sur un ton aussi naturel que possible: «À l'aréna de Verdun.»

Il répète tristement: «À l'aréna de Verdun. À quelle heure?»

Une fois de plus, je cache ma surprise et lui répond. Silence.

«Moi, je n'y vais pas... pour une raison évidente.»

Je n'ai aucune idée de ce qu'est cette raison «évidente». Mais je ne veux pas avouer mon ignorance. Pierre a l'air si triste et, moi, j'ai le coeur si gros. Je lui dis, d'un air faussement joyeux: «Mais tu peux tout voir en direct sur RDI.» Et je m'empresse de changer de sujet.

Nous bavardons encore un peu, et nous raccrochons. Je vais au rassemblement sous une pluie battante.

Quelques semaines plus tard, j'ai tout compris. Comme le reste de la population, j'ai appris que Trudeau n'avait pas été invité.

Effectivement, la raison était «évidente». Quelle autre raison au monde aurait fait que Pierre Trudeau, le champion de l'unité canadienne, ne participe pas à ce rassemblement? Comme j'ai été stupide de ne l'avoir pas deviné tout de suite. En me parlant, pensait-il à cet autre rassemblement du NON, à l'aréna Sauvé, en 1980, lorsque tous les yeux étaient braqués sur lui? Lorsque son discours historique, brillant et passionné, a scellé la victoire du NON?

Pauvre Pierre ! M'aurait-il téléphoné pour partager ses souvenirs et ses pensées? Cette question me tourmente encore aujourd'hui. Pourquoi ne l'ai-je pas encouragé à parler des raisons «évidentes»?

En 1995, Pierre Trudeau n'a pas été invité au rassemblement du NON. Et nous avons failli perdre notre pays.

* Max et Monique Nemni étaient directeurs de Cité libre pendant le référendum de 1995. Ils sont co-auteurs de Trudeau, fils du Québec, père du Canada. Le deuxième tome, La formation d'un homme d'État, paraîtra en 2011.