Le projet de loi C-232 visant à modifier la Loi sur la Cour suprême (compréhension des langues officielles) a été adopté par la Chambre des communes le 31 mars dernier. Il est maintenant devant le Sénat. S'il était adopté par ce dernier, les candidats aspirants à être nommés à la Cour suprême du Canada devraient comprendre le français et l'anglais sans l'aide d'un interprète avant leur nomination. Que nous faut-il en penser?

Le projet de loi C-232 visant à modifier la Loi sur la Cour suprême (compréhension des langues officielles) a été adopté par la Chambre des communes le 31 mars dernier. Il est maintenant devant le Sénat. S'il était adopté par ce dernier, les candidats aspirants à être nommés à la Cour suprême du Canada devraient comprendre le français et l'anglais sans l'aide d'un interprète avant leur nomination. Que nous faut-il en penser?

D'entrée de jeu, il me faut mentionner que tous les commentaires et toutes les réactions publiques semblent se focaliser sur le fait que tous les aspirants juges provenant du Québec sont nécessairement bilingues. Ce qui est faux. Déjà, un ancien député libéral qui était incapable d'exercer ses fonctions en langue anglaise, et qui au demeurant n'avait aucune connaissance du droit fiscal, a été nommé à la Cour canadienne de l'impôt. Bien qu'il s'agisse, j'en conviens, d'un fait rarissime, il faut éviter d'adopter un jugement binaire créant une dichotomie entre le Québec et le reste du Canada qui s'ancre dans l'émotivité linguistique.

La modification proposée par le projet de loi C-232 vise à créer une compétence de base qui est jugée, du moins par 140 députés de la Chambre des communes, essentielle à l'exercice des fonctions judiciaires à la Cour suprême du Canada. Elle semble se fonder sur la compréhension des arguments des plaideurs et, tacitement, sur la compréhension de l'autre système juridique. De fait, il y a peu d'intérêt concret à exiger le bilinguisme d'un juge si ce n'est que pour sa compréhension de l'autre système juridique.

J'entendais récemment le Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, décrier l'unilinguisme de certains juges de la Cour suprême. Son argumentation, si j'ai bien compris, reposait principalement sur le fait que les juges doivent interpréter la Constitution et les lois fédérales (lesquelles, précise-t-il, ne sont pas traduites mais rédigées dans les deux langues officielles). Ce raisonnement m'apparaît fallacieux dans la mesure où l'interprétation des lois fédérales (outre le Code criminel) ne constitue pas une partie importante du travail des juges de la Cour suprême. De fait, ce sont généralement les lois provinciales qui sont examinées. Quant à la Constitution (n'oublions pas qu'il s'agit d'une loi du Parlement de Westminster), la version française, me paraît-il, est toujours une codification administrative!

Par ailleurs, outre le Manitoba, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et le Québec, les lois provinciales sont adoptées exclusivement en langue anglaise. Logiquement, si l'on exige le bilinguisme dans l'interprétation des lois sur le fondement de la compréhension linguistique, ne devrait-on pas exiger que toutes les lois provinciales soient traduites afin que les juges de la Cour suprême puissent en comprendre la subtilité?

Les dispositions de la Loi sur la Cour suprême et les conventions constitutionnelles établissent le processus de sélection et de nomination des juges: trois juges doivent légalement provenir de la magistrature québécoise ou du Barreau du Québec (art. 6). C'est donc dire que la langue n'est pas actuellement un critère de nomination pour les personnes provenant du Québec, mais c'est plutôt la connaissance du système juridique qui est le fondement de cette nécessité. Il faut aussi rappeler que la Cour suprême du Canada a été créée en 1875, huit ans après l'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique (1867) en raison des inquiétudes formulées par les leaders politiques du Bas-Canada en ce qui à trait à la possibilité de l'assimilation du droit civil québécois dont la reconnaissance avait été durement arrachée au gouvernement impérial et expressément reconnu par l'Acte de Québec en 1774.

Outre ces trois juges pour le Québec, les conventions constitutionnelles exigent que trois autres juges proviennent de l'Ontario, un de la Colombie-Britannique, un autre des provinces de l'Ouest (Alberta, Saskatchewan et Manitoba) et le dernier des provinces maritimes (Terre-Neuve-et-Labrador, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick et Île-du-Prince-Édouard). Dans la mesure où l'on favorise habituellement l'alternance entre les différentes provinces et qu'un juge demeure en fonction, en moyenne, une quinzaine d'années, cela revient à dire qu'un excellent juge de la Cour d'appel de l'Alberta, par exemple, n'aurait aucune chance d'accéder à la Cour suprême au cours de sa carrière si l'actuel représentant provient de la même province puisqu'il faudra combler le tour de la Saskatchewan et du Manitoba avant de revenir à l'Alberta... 45 ans plus tard! Cela ne fait aucun sens.

À vrai dire, on le constate, ce qui est soulevé par l'actuel débat, ce n'est pas tant les compétences linguistiques que les qualités requises à l'exercice des fonctions judiciaires. C'est pourquoi, il me semblerait plus judicieux d'exiger que les aspirants à la Cour suprême du Canada soient non seulement bilingues, mais qu'ils aient aussi une formation bijuridique (c'est-à-dire en droit civil et en common law) dans les trois années qui suivent leur nomination. Il apparaît juste d'allouer une période transitoire afin que la personne nommée à la Cour suprême puisse acquérir les qualités requises à l'exercice de ses fonctions, soit le bilinguisme et le bijuridisme.